4.

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Combien de temps restai-je là, à la croisée des chemins, dans la froidure et les courants d'air sournois ? Je ne sais pas. Je ne sentais plus rien. Ni la bise glaciale, ni les premières gouttes de pluie qui commençaient à tomber d’un ciel chargé d’une vapeur sans consistance sur laquelle la lumière diffuse de la ville était même impuissante à se réfléchir. Lorsque je me rendis compte de mon état, de la funeste hébétude dans quoi je me trouvais plongé, je reçus comme une décharge électrique. Une impulsion irrépressible fit naître en moi un mouvement à quoi je ne pus que me soumettre. Il me fallut partir à sa recherche, la retrouver avant qu’elle ne s’évanouît dans les brumes et les rythmes de ces nuits qui me sont étrangères, où je l’eusse perdue.

Je m’engageai dans la rue qui l’avait vue, un instant auparavant, se volatiliser. Mon pas se mit au diapason des battements de mon cœur et je me pris bientôt à courir, oubliant même que j’eusse jamais eu marché, comme un dément qui s’agite et qui hurle, furieux d’avoir été laissé pour compte au milieu de nulle part. Au croisement de rue suivant, je fus stoppé net par une évidence cruelle. Ce que j’avais vu, quelques instants auparavant, la ruelle que je les avais vus emprunter, dans laquelle ils avaient disparu, je ne le savais plus. J’étais désorienté.

Au moment où nos routes s’étaient séparées, tout à l’heure, à l’instant où j’avais compris qu’elle allait franchir l’horizon mitoyen d’une rue transversale et s’y évanouir, mon esprit avait commencé de chavirer. Je l’avais suivie du regard, d’une façon presque automatique, mais ce que j’avais vu s’en était allé s’imprimer sur quelque obscur recoin de ma conscience qu’il me fallait maintenant, coûte que coûte, ramener à la lumière. Je fermai les yeux et tâchai de faire le vide en moi pour laisser remonter à la surface cette scène trop rapidement engloutie dans les oubliettes de ma mémoire.

Tous mes muscles, en cette seconde cruciale, se tendirent ainsi que mille arcs bandés en direction d’une même cible et j’en appelai à chacune des molécules de mon corps pour qu’elles se fondissent en une image subliminale dans laquelle j’eusse pu saisir ce détail dont il m’importait tant maintenant de retrouver le souvenir. N’éprouvai-je pas, le temps de cette chute tragique, le trouble angoissant et cruel qui saisit, au bout de chaque geste, ces « amnésiques à venir » dont la mémoire ne remplit plus son office domestique et interdit pour jamais l’impression du moindre des souvenirs au delà de quelques minutes ? Je l’ignore en vérité mais je sais comme il me fallut déployer des ressources insoupçonnées pour m’en aller ramasser, sur le fond d’une mer intérieure houleuse et déchaînée, ce morceau de corail si modeste et si précieux à la fois.

Ils avaient disparu dans la ruelle de droite. Ils avaient quitté la grand-route pour emprunter les chemins buissonniers. Ces chemins parallèles mais à l’abri des regards bien-pensants, ces sentes interlopes qui mènent en ces lieux où la jeunesse se consomme et puis se désapprend. Je m’élançai, tel un tigre bondissant de son affût dans la course de sa proie, et je me trouvai bientôt au seuil d’une boîte de nuit d’où je vis sortir, à l’instant même où je m’y arrêtai, un de ces molosses au faciès patibulaire dont les patrons de ces établissements philanthropiques s’offrent les services précisément pour la raison qu’ils ont, avant toute qualité, la tête de l’emploi.

Je restai planté là, interdit, sous la pluie battante, pendant une dizaine de secondes interminables. Lui, que ma léthargie commençait d’intriguer, mit en branle son immense carcasse et s’approcha de moi. Je craignis un instant que, ma présence lui semblant importune, il ne me saisît par le col et ne me fît voltiger à travers la ruelle pour m’enseigner sa conception des bonnes manières. Il n’en fit rien bien sûr. Il me demanda, avec bienveillance, si j’avais besoin de quelque chose et je dus reprendre mes esprits. Je bredouillai un timide « non… merci » et je me remis en marche. Par où m’en allai-je ? Je ne me souviens plus. Quelques instants plus tard – mais combien de temps au juste ? – émergeant d’un songe fantastique, la tête vide et le corps las, je montai dans ma voiture et je rentrai chez moi.

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