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Lorsqu’elle franchit le pas de la porte, laissant s’engouffrer derrière elle une salve cinglante de ce vent glacial qui avait investi la ville depuis le matin, toute la tablée se tut. Sans nous en rendre compte, nous fîmes de même et nous la dévisageâmes comme nous eussions contemplé un ange, tout soudain descendu du ciel pour annoncer la naissance de temps nouveaux. Sa beauté me subjugua et le temps d’une seconde fugace – qui n’était rien moins sans doute qu’une éternité avortée – je pressentis les affres d’un péril redoutable. Mais l’instant d’après, comme si j’avais été aussitôt frappé d’amnésie, je ne savais plus qu’une chose : elle était magnifique…

Le mutisme ne dura pas. Des exclamations bruyantes, telles un haro formidable asséné sur le silence incongru qui avait précédé, éclatèrent brusquement tandis que la jeune femme prenait place parmi les conjurés. Je remarquai alors, par le fait d’un contraste tout soudain dévoilé, qu’elle était la seule représentante de son genre au sein d’une assemblée dont, tout à l’heure, nous n’avions pas pris garde qu’elle était exclusivement masculine.

Instinctivement, je cherchai à deviner avec lequel de ces compagnons de vêpres la belle était acoquinée. Le garçon à la droite duquel elle s’était assise me semblait bien inoffensif et je l’éliminai. L’autre, à sa droite, me parut un concurrent plus sérieux et je fus, un quart d’heure durant, à guetter le moindre geste, le moindre regard, la moindre attitude qui m’auraient permis d’infirmer ou de confirmer l’hypothèse d’une accointance sentimentale.

Rien n’y parut. Lui était amoureux d’elle, sans conteste, et probablement trois ou quatre autres non moins que lui. Elle, je le compris, était, au sein de cette coterie, les Indes de tous mais d’aucun l’Amérique. Chacun tenait son rôle, pathétique pantin d’un théâtre de marionnettes sans cesse improvisé, et la scène était, qui se jouait sous nos yeux impudiques, lourde de l’inextricable entrelacs de mille désirs achoppés. Je me pris à le plaindre. Lui et ses semblables. Elle aussi.

Quelques instants plus tard, la troupe leva le camp. Pareille à une compagnie de fantassins étêtée, elle avait attendu, fébrile et désordonnée, l’arrivée du généralissime pour se remettre, incontinent, en ordre de bataille. Elle s’en allait maintenant, ses intentions claironnées avec la ferveur des bravoures retrouvées, conquérir les arpents désertés, battus par la froidure, de la ville endormie. Mon ami et moi-même prîmes garde, alors, de ce que l’heure s’était, sans que nous nous en fussions rendu compte, largement avancée. Nous payâmes donc notre dû et nous retrouvâmes à leur emboîter le pas.

Lorsque tous furent sortis, nous pûmes nous échapper à notre tour. Curieusement, au seuil du havre déserté, la troupe s’était reformée et caquetait de plus belle ainsi que fait un cortège de poules qui se retrouvent soudain, sans s’y être attendu, poussées hors de l’enclos. Nous tâchâmes de nous frayer un passage, tant bien que mal, mais ne dûmes l’ouverture de cette improbable mer Rouge, finalement, qu’à l’intervention prévenante de la belle égérie. Deux mots suffirent qui nous ouvrirent tout grand la route vers la liberté et nous fûmes bientôt passés. Mon ami remercia, courtoisement, et m’épargna la peine d’un salut bredouillé. Elle rétorqua, fort civilement, que ce n’était pas grand chose et s’en tînt là. Je n’avais pas participé à l’échange. Je m’étais tenu à l’écart, observant, et n’avais hérité, au bout du compte, que d’un regard charmant, mi-amusé, mi-curieux. Par quoi je fus troublé cependant. Mais je n’en laissai rien paraître.

Nous nous séparâmes là. Lui habitait tout proche et n’avait qu’à remonter la rue pour rentrer. Moi, je partais dans la direction opposée, dans le sillage de ces jeunes gens, à la recherche de mon véhicule que j’avais garé quelque part – mais où ? – dans les alentours immédiats de la vieille ville. J’en fus donc, au bout de quelques pas, réduit à les suivre silencieusement en attendant que nos chemins se séparassent. Ils bifurquèrent bientôt et, les voyant disparaître au croisement d’une ruelle transversale, je me retrouvai seul. Tout cela, qui n’avait guère pris plus d’une minute, me faisait maintenant l'effet d'une éternité. Tout le temps que s’était écoulée cette minute interminable, je l’avais observée. Mes yeux, irrésistiblement soumis à quelque indéfinissable polarité, s’étaient trouvés tout d’un coup condamnés à ne regarder qu’elle. Je m’étais abreuvé de sa beauté comme j’aurais pu boire à la source de la jouvence au détour d’un chemin par hasard découverte. Puis elle avait disparu comme elle m’était apparue, pareille à un songe qui s’efface au réveil. J’étais abandonné.

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