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J'ai, à une certaine époque de ma vie, manqué perdre la raison.

J’avais juste trente ans alors et, à la suite d’une proposition de travail inespérée, je m'adonnais à une franche et nécessaire remise à niveau de ma technique pianistique avec une ferveur qui n'avait sans doute jamais connu d'égale, pas même au cours de mes études. Quelque temps auparavant, j’avais pris la mesure de l'impérieuse nécessité de ne plus perdre mon temps à courir les cachets improbables dans tous les bars interlopes et les festivals amateurs de la région. J'avais tiré un trait sur cette idée que l'on se fait, longtemps, de soi-même et de ses vingt ans – de sa jeunesse en d’autres termes – et laissé derrière moi ce qu'il restait encore de cette formidable réserve d'insouciance qui avait présidé à mes juvéniles atermoiements.

J'en étais réduit ainsi, de mon propre fait, à l'exigence d'un labeur productif et régulier. Je m'abîmais sans cesse dans le travail et ne tolérais pas un instant qui cédât à la moindre velléité de dilettantisme. Je passais des heures, soudé au tabouret de mon piano, les doigts tétanisés de fatigue et l'âme muselée. Je m'attachais à prévenir tout égarement par l'exercice d'une discipline rigoureuse, strictement planifiée, qui circonvenait toute autre aspiration. J'étais, tout en même temps, et le galérien et le féroce garde-chiourme. Celui-ci était sans pitié pour celui-là, craignant l’irréparable, non pas parce que la mutinerie grondait mais parce qu’elle eût infailliblement menacé de le faire si l’on avait seulement manqué de la tuer dans l’oeuf avant même qu’elle ne fût audible. Je menais une vie d'anachorète.

Chaque matin, je me levais à sept heures. À huit heures, j'avais fait ma toilette, pris une solide collation et mis de l’ordre dans l’appartement. Je me mettais alors au travail et rien ne devait m'interrompre que la mise à feu du canon de la vieille ville qui annonçait midi. Gammes, arpèges et toutes sortes d'exercices d'agilité étaient autant de supplices sur quoi je revenais indéfiniment qui étaient censés me prodiguer la plus parfaite aisance dans la réalisation des figures de voltige digitale que sait exécuter, sans plus même y penser, le véritable virtuose sur le clavier de ses prouesses.

Le matin, donc, je conquérais par la force ce que l'après-midi je tentais d'apprivoiser.

Lorsque midi éclatait, comme un pusillanime coup de tonnerre né d’un petit nuage de fumée blanche presque immédiatement dévoré par le ciel, j'étais, chaque fois, subitement délivré d'une angoisse formidable qui avait commencé de prendre corps une ou deux heures auparavant sous le couvert d'une aspiration au mouvement qui m'eût, quand je m'y fusse abandonné, accosté aux séditieux rivages du renoncement.

Pendant deux heures alors – ni plus, ni moins – je me consacrais à autre chose. En premier lieu, naturellement, je préparais mon déjeuner. Ceci m'occupait l'esprit et j'y trouvais en vérité un indéniable plaisir. D’abord, je n’aimais pas les plats tout préparés dont certains de mes amis cherchaient à me convaincre des mérites. Le seul mérite que l’on peut trouver à ces ersatz sans saveur ni texture se mesure à l’aune du temps qu’ils permettent de gagner en s’épargnant la peine de préparer soi-même son repas. Or je ne cherchais pas à gagner du temps sur le temps que je m’accordais pour marquer une césure dans le cours de mes pesantes journées. Et j’aimais, moi, me donner la peine d’éplucher quelques légumes, de battre deux ou trois œufs ou d’enfourner un poisson en papillote pour avoir, après cela, le légitime plaisir de savourer le succulent résultat de ces efforts somme toute dérisoires. Ensuite, et parce que faire la cuisine est une discipline qui ne demande finalement pas moins de rigueur que de créativité, l’exercice constituait pour moi une excellente transition entre mes pénibles et laborieuses matinées et mes après-midi sensuelles et diaphanes.

Mon déjeuner préparé, je m'installais sur la table du séjour et, dégustant mon « plat du jour », achevais de lire un journal datant parfois d’une semaine que je m'appliquais, avant de le remplacer par un autre plus récent, à « éplucher » de long en large de telle sorte que, au jour de la réforme, il n'y demeurât pas un article que je n'avais pas lu. Je conservais ainsi mon attention détournée du piano et l'exercice, souvent périlleux, qui consistait à porter une fourchette à la bouche sans détourner un seul instant les yeux de ma lecture suffisait à ma peine.

Entre une heure et une heure et demie avait passé de la sorte lorsque mon estomac – qui avait crié famine – en venait à demander grâce. J’avais tôt fait alors de débarrasser la table et de mettre dans l’évier, incontinent, la vaisselle dont je m’étais servi, destinant à mes occupations vespérales les exercices fastidieux de son lavage et de son séchage en vue de profiter au mieux du peu de temps qu’il me restait avant que je ne me remisse au travail.

Dans ces moments précieux, toute activité était la bienvenue pourvu qu’elle n’impliquât aucun effort intellectuel contraignant qui eût entamé le capital de concentration que, toute l’après midi durant, la discipline féroce à quoi j’allais à nouveau m’astreindre ne manquerait pas de mettre à l’épreuve. Lorsque le temps s’y prêtait, il m’était difficile, voire impossible, de résister au plaisir de n’en avoir aucune. Il y avait dans le jardin une vieille chaise longue en bois, impénitente corruptrice, sur laquelle, dès que je m’y risquais, je m’exposais au péril d’une chute ridicule au terme de quoi la rupture de ses montants vermoulus m’eût probablement mené si je n’avais pas eu la chance, un jour que j’avais mis mon appartement à la disposition d’un ami à la recherche d’une garçonnière, que cela se produisît sous la charge de quelqu’un d’autre. Je m’y allongeais, confiant en ma bonne étoile, et, m’appliquant à ne penser à rien, j’y somnolais.

Là, j’ai composé mille chefs-d’œuvre, dont je n’étais que le transcripteur, qui s’évanouissaient invariablement à l’orée de ma conscience recouvrée et me laissaient à l’oreille, chaque fois, un regret de n’être pas un songe, moi, et mon œuvre, rêvée, la tangible réalité.

Il m’arrivait aussi de sortir de l’appartement – lequel venait à prendre, parfois, les allures d’une prison et ma discipline celles d’un châtiment – pour m’en aller arpenter les bucoliques allées du parc forestier du Mont Boron aux abords de quoi un concours de circonstances heureux plus que mon train de vie m’avait permis d’emménager. Avais-je rencontré de trop persistantes difficultés dans l’exercice de mon travail matinal que la promenade se transformait en jogging, lequel me tenait lieu de remède infaillible contre la lassitude ou la nervosité. Que j’eusse marché ou couru cependant, je revenais toujours à mon étude avec un sentiment singulier semblable à celui que l’on éprouve, au terme d’une ascension, lorsque l’on s’aperçoit soudain qu’il n’est plus d’obstacle à l’embrassement de l’immensité. Cette plénitude formidable, tout d’un coup échue, je la sentais en moi, dans mes poumons, comme une force innommée doucement instillée au rythme de mes inspirations. D’elle, alors, j’héritais d’après-midi extatiques…

Parfois, pourvu que je n’eusse pas auparavant fait trop copieuse bombance, je disputais une partie d’échec contre l’ordinateur. D’une tentative à l’autre, dix voire quinze fois de suite, j’adoptais une même ouverture jusqu’à ce que je comprisse pourquoi, ou plus exactement à quel moment, l’issue du combat prenait pour moi les allures incontestables d’une déroute consommée. Au bout du compte – ne s’en fallait-il pas de deux, trois ou quatre mois ? – je finissais par le vaincre où j’étais parvenu à épuiser sa patience qui n’est rien d’autre en vérité que l’étendue exhaustive mais forcément limitée de sa conception du possible.

Plus rarement enfin, lorsque j’avais eu le bonheur de recevoir des nouvelles de quelque ami d’enfance, exilé à Paris ou quelque autre tropique, je m’adonnais au plaisir de la correspondance à l’exercice de quoi, par coquetterie autant que par amitié, j’apportais chaque fois un soin plus délicat.

Quoi qu’il en fût, dès deux heures sonnées je me remettais au travail.

Mes après-midis étaient exclusivement consacrées à l’étude d’œuvres. Bach bien sûr aura pourvu à la plus large part de mon répertoire et je ne saurais, aujourd’hui encore, entendre quatre notes de piano en enfilade sans chercher à les restituer, qu’elles y appartiennent ou non, à une Suite ou une Partita de ce génie universel. D’autres compositeurs aussi auront eu à souffrir l’outrage de mes laborieuses tentatives. En ce temps-là, en effet, j’avais entre autres torts celui de manquer, avec une constance qui eût forcé l’admiration si elle avait été dirigée dans le sens contraire, du moindre carat de cette humilité naturelle dont seuls savent se prévaloir les plus grands interprètes. Je touchais à tout.

Invariablement toutefois, je ponctuais mon travail quotidien par l’exécution de deux ou trois courts morceaux de Béla Bartok. Je connaissais par cœur chacune des pièces que contenaient ses recueils et cependant j’y prenais chaque fois un plaisir renouvelé. Il me semblait, variant ici le tempo, transposant là ou modifiant les nuances à ma guise, qu’il me serait toujours loisible de découvrir derrière l’apparente simplicité de cette musique quelque parole insoupçonnée que rien ne saura jamais dévoiler qu’un lendemain qu’on aura su attendre. J’y voyais l’épure parfaite, la quintessence du dénuement et aucune œuvre jamais ne m’aurait à ce point sans doute fasciné si je n’avais pas fait cette rencontre qui allait déterminer le cours des jours les plus sombres et les plus lumineux à la fois qu’aura vu se lever mon existence.

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