Chapitre 2

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Moscou, 1860

À la porte de son atelier, Stanislas souriait. Rentré il y a à peine deux jours, il n’avait cessé de ressentir cette effervescence dans tout son corps. Elle n’avait pas changé. Sa beauté n’avait en rien perdu de son éclat, sinon que chaque trait était devenu un peu plus mature, et donc plus tentant. Sa posture gracieuse, sa peau blafarde, tout lui rappelait la petite fille qu’il avait connu autrefois.

— Stanislas Tchekv ?

Il se retourna, agacé que l’on interrompit de si agréables pensées. Devant lui, un homme à l’allure fière, presque arrogante lui faisait face.

— Vous devez être Monsieur Szymon ?

— Absolument, répondit-il dans un russe bancal.

Sûrement un polonais ou ukrainien, se dit Stanislas. Il savait qu’à Kiev et Varsovie, de nombreux admirateurs de son travail logeaient. Grâce à l’amour irrationnel de son père pour la Pologne – d’où son prénom – et ses quelques voyages, il savait désormais différencier les accents. Il hocha la tête, et déverrouilla la porte en bois qui séparait son atelier de l’entrée de sa demeure. Le plancher grinçait à chacun de ses pas. Il avança dans la première partie de la pièce, éclairée par des lampes à pétrole disposées ça-et-là. La lumière tamisée et soigneusement réfléchie inondait les tableaux d’une aura mystique, rendant chaque portrait, chaque paysage peint à l’huile beaucoup plus intrigant.

Monsieur Szymon avait envoyé un télégramme il y a deux mois, afin de savoir si Stanislas, le grand peintre, l’unique et talentueux, pouvait le représenter sur huile. Ce qu’il avait tu, c’était qu’il souhaitait posséder un souvenir de lui-même durant ses belles années. L’incertitude guidait chaque jour un peu plus ses pas, et les rides qui s’amoncelaient sur son visage autrefois lisse l’effrayaient.

Stanislas ôta gracieusement son veston. La chemise blanche qu’il arborait lui descendait jusqu’en haut des cuisses, et il remonta ses manches sur ses avant-bras forts et s’empara de son matériel ; pinceaux, peinture, couteau et palette. Face à la toile installée la veille, il attendit que Monsieur Szymon se détendit avant de débuter.

— Prenez vos aises, très cher. Il faut que vous vous sentiez bien avant de commencer cette séance. Elle risque autrement d’être d’une intensité inhabituelle pour vous, et cela deviendrait déplaisant, l’informa Stanislas.

Ce qu’il préférait dans l’art de peindre, c’était le calme que cela lui insufflait.

— Je suis prêt.

Intransigeante, la voix de Monsieur Szymon lui offrit le signal dont il avait besoin pour se lancer. Avec délicatesse, il choisit les couleurs les plus adaptées pour remplir en premier lieu le fond de sa toile. Avec un coup d’œil discret, il observa son client ; celui-ci était occupé à regarder ses ongles. Sa nonchalance amusa Stanislas, et il espéra en son for intérieur que l’ennui palpable de son client n’allait pas devenir problématique.

Au bout de quelques heures, le fond et les premiers traits de la silhouette de Monsieur Szymon étaient peints. Mais ce dernier se révéla bien trop insupportable pour que Stanislas pût espérer finir. Une séance de plus s’avérerait donc nécessaire.

— Nous nous reverrons dans un mois, lorsque je serai de retour à Moscou, exigea Monsieur Szymon en revêtant son manteau de laine.

Stanislas hocha la tête en essuyant ses mains sur un chiffon de tissu gris. Se dirigeant vers la sortie, son client le fixa, le jaugea, et finit par ouvrir la porte.

Assis sur son tabouret de bois, Stanislas sourit, abasourdi. Sans prendre la mouche, il se dirigea vers l’évier, dans l’alcôve de la pièce, et se rinça les mains. Il était temps de retrouver Sergeï pour un bon repas.

Arrivé à la taverne du bas de la rue pavée, Stanislas se hâta d’entrer au chaud. L’hiver arrivait à grand pas, et il ne tarderait pas à bientôt neiger. Il libéra ses doigts des gants, et inspecta les lieux à la recherche de la chevelure rousse de son ami. Les tables en bois se dressaient avec désordre, mais il demeurait plus ou moins un passage étroit entre chaque établi afin de rejoindre la table du fond.

— Camarade ! s’exclama Sergueï. Comment te portes-tu ?

— Je vais bien, et toi don’ ?

La tavernière leur apporta deux choppes de medovhukha*. La boisson se rapprochait de l’hydromel grâce à son goût de miel mais les épices rajoutés étaient un travail original de la taverne.

— Je t’en ai pris une. Les affaires marchent ?

— Plutôt bien. Nouveau client ce matin, encore un touriste qui ne pouvait rester statique…, se plaignit Stanislas.

Et s’il se le permettait, c’était car il savait à quel point cela agaçait également Sergueï. Lui aussi avait été amené à devoir reproduire des choses minutieuses dans son travail de sculpture. Mais rien n’était jamais aussi difficile que lorsque les autres entravaient l’artiste. Pour toute réponse, il sourit à son ami en levant sa chope avec entrain.

— À nos ratés, et nos réussites parfois un peu trop compliquées.

Stanislas rit doucement, et se perdit dans la contemplation du paysage hivernal. Combien de fois avait-il rêvé de dépeindre encore et encore les différentes nuances du froid ? Une seule fois. Il ne s’était accordé ce plaisir qu’une seule fois, et pour que ce souvenir demeure aussi précieux que le privilège de l’avoir vécu, il s’était juré de ne jamais plus peindre quelconque tableau du genre. Pour elle, et pour toujours, pensa-t-il en son for intérieur.

Pendant que Sergueï continuait de déblatérer à propos de l’état du pays –catastrophique-, il repensa à son escapade à Saint-Pétersbourg. Combien de temps avait-il attendu cela ? Face au télégramme, il n’avait pu retenir son intérêt ainsi réveillé, et avait décidé de tenter l’aventure.

— M’écoutes-tu seulement ? interrompit Sergueï.

Comme un enfant pris sur le fait, il détourna les yeux de la fenêtre, et, penaud, noya son regard dans son verre. Sergueï le connaissait trop pour être dupé par son regard expressif.

— Oh, camarade, tu dissimules encore une sombre affaire…

— Certes pas ! se défendit Stanislas.

En vain. Sergueï activait déjà sa perspicacité hors-norme, qui le rendait si particulier et apprécié de la gent féminine.

— Ne commence pas, prévint Stanislas.

Le rouquin sourit, laissant ressortir ses pommettes coquines.

— Je ne répondrai à rien, quoiqu’il en soit.

— Donc il y a quelque chose ?

— Non.

Stanislas but une nouvelle gorgée d’hydromel amélioré.

— Une liaison ?

Devant le silence de son ami, Sergueï continua ses supputations.

— Un ami ? Un client ? Non… nous avons parlé à ton arrivée, tu m’aurais partagé ce qui te tracassait. Une femme ?

Sans le vouloir, Stanislas tiqua. Non, pas exactement une femme…

— Mon vieil ami, si discret qu’on le pense chaste, se serait enfin avoué vaincu face aux charmes de ces demoiselles ?

Stanislas plissa les yeux. Sergueï appréciait beaucoup trop ces petits jeux de devinettes. Définitivement trop pour que cela semble honnête.

— Qui est l’heureuse élue ?

— Sergueï, par pitié, arrête, s’impatienta Stanislas.

Le fixant, Sergueï décida qu’il retenterait plus tard. S’il se savait l’un des privilégiés amis de Stanislas, il connaissait également suffisamment son ami pour s’arrêter avant que la colère ne prenne le dessus.

Ils finirent leurs chopes, et Stanislas sortit sa bourse pour payer. Une fois dehors, les deux hommes enfouirent leurs mains dans leurs poches et se dirigèrent vers la place principale. Il s’y tenait, deux fois par semaine, un marché populaire qu’ils aimaient arpenter afin de découvrir de nouveaux objets.

— De la peinture, je suppose ?

— Et du papier à lettres, ajouta Stanislas. Je ne retrouve plus le mien.

Sans un mot, Sergueï fronça les sourcils. Il était bien étrange que Stanislas veuille du papier, alors qu’il avait sans aucun doute aperçu un monticule de feuilles, il y a quelques jours encore, dans son atelier. Stanislas ne remarqua pas le doute qui s’installait chez son ami, et continua simplement de marcher.

Les stands étaient disposés dans la longueur, et chacun offrait son savoir-faire unique aux clients. Les différentes odeurs d’épices et d’herbes séchées se mêlaient, embellissant la scène des habitants venus se ravitailler. Chacun portait sa plus belle Kossovorotka**. Les femmes s’accordaient à porter d’épaisses tuniques de lin, ou, pour les plus aisées, de coton et de taffetas irisé finement décoré, dont les couleurs faisaient élégamment ressortir leur teints pâles et leurs peaux claires. Le marché sur la place Rouge de Moscou prenait alors des airs de grand défilé. Les meilleures viandes y étaient vendues, et les plus belles topinambours promues sur les étalages.

Et au fond du marché, sous l’une des arcades du bâtiment de pierre rouge, se trouvait ce marchand qui, entre échoppe et étalage, vendait moult objets d’art et de papiers. C’était ici que Stanislas se procurait aisément tout son matériel de peinture.

— Monsieur Tchekv, quel plaisir de vous revoir déjà !

Le commerçant s’approcha, la moustache blanche et les yeux intéressés. Mais Stanislas ne se ferait pas avoir : on ne pouvait voler un voleur.

— Bonjour. Je cherche pour cette fois un peu de papier à lettres, s’il vous plaît.

— Pour ta nouvelle admiratrice, chuchota Sergueï en retrait.

Stanislas lui lança un regard dur, et Sergueï sourit plus grand encore. Leurs chamailleries étaient nées il y a plus de cinq années, et leurs taquineries mutuelles étaient leur signature. Et alors que le vendeur empressé se baissa derrière sa table pour fouiller les cagettes qui y étaient disposées au-dessous, Sergueï renchérit :

— M’avoueras-tu un jour de qui il s’agit ?

— Probablement devant ta tombe, sourit Stanislas.

— Mon frère, tes humeurs sanguines me manquaient presque !

Essoufflé, le commerçant se releva, et présenta divers papiers aux deux jeunes hommes. Stanislas les observa avec attention. La précision et la recherche de perfection s’étaient beaucoup développées avec sa profession de peintre. Et son goût pour la négociation était d’autant plus ancien, lorsqu’alors, il revendait les toiles volées chez de riches héritiers. Ses doigts effleurèrent un papier d’Arménie aux enjolivures délicates, et en pensant à elle, il imagina ses doigts longilignes passer dessus. Ce serait celui-là.

— Combien pour dix feuilles ?

— Trente roubles.

— Quinze, enchaîna Stanislas sans lâcher le marchand des yeux.

— Vous êtes toujours aussi affûté, marmonna le vieux. Je vous les laisse pour vingt, car vous êtes un client fidèle.

— Et je compte bien le rester, assura Stanislas en tendant la monnaie.

Il récupéra son papier précieux, et le glissa dans une sacoche de cuir abîmé. L’affaire avait été bonne. Sergueï et lui se détournèrent et repartirent observer les différents stands présents sur la place.

— Eh bien mon vieux ! Tu n’as rien perdu de ton talent de négociateur, à ce que je vois.

— Tu n’imagines même pas…, sourit Stanislas. Son papier valait au moins cinquante roubles.

Sergueï rit à gorge déployée devant l’audace intarissable de son ami. Discrètement, ce dernier passa le bout de ses doigts sur sa sacoche, qui contenait son trésor. Il n’avait perdu aucun de ses talents. Oh non… Ni sa faculté à négocier, ni celle de séduire, et encore moins son goût pour mener une guerre des plus amusantes. Et il avait désormais toutes les armes dont il avait besoin.

* Boisson russe ancienne

** Chemise en tissu se boutonnant sur la gauche du buste

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