Chapitre 3

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Saint-Pétersbourg, 1860

Le jour se levait lentement. La neige n’avait pas cessé de tomber depuis plusieurs nuits, et la fin de l’année se profilait avec toujours plus de vitesse. Depuis qu’elle avait reçu ce fameux paquet, elle avait du mal à réaliser ce que cela impliquait. Le jeu pouvait reprendre. Leur jeu. Et pour cela, elle n’avait qu’une seule décision à prendre : lui rendre la pareille, ou devenir adulte et prendre ses responsabilités, comme le lui suggérait sa mère de moins en moins discrètement ces derniers temps.

La première option était tentante, bien plus que la seconde, qui la mènerait inéluctablement vers un avenir terne et routinier, chose qu’elle exécrait d’une puissance inégalée. Plus que d’avoir déménagé, ce qu’elle reprochait depuis toujours à sa mère, c’était son absence d’humanité. Et il était bien hors de question de finir comme elle. Aigrie, dénuée de chaleur, et incroyablement désabusée. Pour elle, seules comptaient ses réunions avec les « grands hommes » du pays, pour leur subtiliser quelques centaines de roubles par semaine, au nom d’une grande cause ou d’une autre. À croire qu’elle pensait à tout le monde, sauf à elle. Et Irina s’était fait la promesse, il y a longtemps déjà, de tout faire pour se distinguer de sa génitrice cruelle et froide. Coûte que coûte.

Et c’est ce qu’elle avait fait, après le déménagement, peut-être même avant. Si d’ordinaire, Irina évitait de repenser à cette période de sa vie, qui l’avait rendue tant heureuse que la perte de tout ce qu’elle avait connu l’avait terrassée pendant quelques mois, cette dernière année, tout s’était étrangement ranimé en elle. À tel point qu’elle en était venue, dans un moment avancé d’une nuit neigeuse, à penser que ce paquet reçu était peut-être un signe du destin.

— Irina ? Veux-tu venir, je te prie.

La voix de sa mère résonna entre les murs du couloir comme des pics de glace que l’on aurait plantés avec des clous rouillés : désagréable, piquante, et probablement dangereuse. Sans répondre, elle omit volontairement d’enfiler ses ballerines, appréciant beaucoup trop la sensation du sol sous ses pieds. Les tapis, le plancher, l’herbe fraîche des matins d’été… c’étaient tant de souvenirs qui rendaient l’existence moins pénible, y compris à Saint-Pétersbourg.

En arrivant dans le salon du rez-de-chaussée, à côté du jardin d’hiver, elle prit le temps d’apprécier le parfum des fleurs qui venait embaumer l’espace. Elle inspira profondément et se para d’un sourire de circonstances.

— Mère, vous m’avez appelée ?

— Oui, très chère. Regarde donc qui est présent !

Irina posa ses iris foncées sur le jeune homme, debout près de la fenêtre. Lorsqu’il se retourna vers elle, dans son costume élégant, Irina sentit son sang quitter les traits de son visage. Pitié, faîtes que ce n’était pas ce qu’elle pensât. Pas lui, pas ça, et surtout pas de la sorte !

— Irina, appuya discrètement sa mère.

Devant la remontrance implicite de sa génitrice, Irina quitta sa douce angoisse dans un sursaut désagréable. Ses yeux foncés se posèrent sur le visage de l’inconnu. Une mâchoire recouverte de barbe brune, des yeux aussi foncés que les siens, la lueur chaleureuse en plus.

— Bonjour, salua-t-elle en baissant les paupières et gardant le dos droit.

Elle s’appliquait à reproduire les précieux enseignements de sa génitrice pour faire d’elle une jeune femme convenable de la haute. Le regard attentif de sa mère la convainquit qu’elle avait bien réalisé sa chorégraphie honorable. Mais pour le spectacle qu’elle attendait, elle ajouta :

Rad vstreche.*

Et celui de l’homme en face d’elle se faisait de plus en plus intéressé par sa personne.

  • Vous joignez-vous à nous pour prendre un sbiten** ?

Irina remarqua le regard de Feodora qui tressaillit légèrement. Visiblement, elle avait tout intérêt à accéder aux demandes de cet inconnu.

— Volontiers, je vous remercie, acquiesça-t-elle.

Elle observa les mains de l’hôte lui verser la boisson chaude et épicée dans un verre avec une anse. Si l’adage voulait que les yeux soient les fenêtres de l’âme, pour Irina, les mains en étaient irrémédiablement la porte d’entrée. Un contact était précieux, aussi elle prit garde de na pas toucher l’homme, ni l’effleurer.

— Votre mère me disait justement à quel point vous pouviez vous montrer passionnée par les jardins.

— C’est le cas, acquiesça Irina.

Prudemment, elle coula un regard dans sa direction. Son visage poudré semblait satisfait de l’échange auquel elle assistait. Alors y était-elle ? Sa génitrice cruelle avait-elle enfin décidé de la marier dans l’espoir futile de posséder toujours plus ?

— Voudriez-vous m’accompagner dehors ? Nous pourrions marcher quelques instants, si votre délicieuse mère le permet.

— Quelle merveilleuse idée ! se réjouit Feodora.

Cette fois, Irina n’eut pas besoin de regarder sa mère pour connaître la meilleure réponse à adopter. Elle acquiesça une nouvelle fois avant de reposer sa boisson. Le poids du regard de sa mère coulait sur elle, et elle décida de jouer la comédie aussi bien que tous les autres jours. L’homme était grand, mais moins que lui. Depuis la réception de ce colis, l’idée de le revoir la frappait comme la foudre, et elle sentait à chaque jour qui passait l’équilibre précaire qu’elle avait créé ici s’effiler au profit d’une sensation beaucoup plus vertigineuse : l’attrait du jeu et l’amour de la liberté qu’elle avait autrefois connus. Il la laissa passer devant lui en lui maintenant la porte ouverte, avant de sortir lui aussi. Le vent frais les frappa tous les deux, et Irina ne regretta qu’une chose : ne pas avoir pu sortir les pieds nus pour sentir la neige lui glacer la peau. L’homme au haut de forme pris un cigare et commença à crapoter vigoureusement.

— Je ne vous cache pas ma surprise lorsque je vous ai vue aujourd’hui. Votre mère n’a en rien tari de votre éblouissante beauté, mais le constater est merveilleux. Vous êtes délicieuse.

Elle grinça des dents lorsqu’il la gratifia du même qualificatif que sa génitrice.

— Je vous remercie, dit-elle simplement d’une voix dénuée d’émotions.

La beauté était la principale raison pour laquelle sa mère continuait de l’entretenir. Irina savait depuis des années ce que sa génitrice préparait : elle attendait patiemment que sa fille fût au plus gracieux de ses âges pour pouvoir la propulser froidement sur les marchés des mariages arrangés contre une dote non négligeable. Et malgré toutes ces années de préparation, Irina se désola du choix final de Feodora.

— Voyez-vous, je suis un homme très respectable et respecté. Je suis parmi les plus influents de Moscou, et l’on me demande bien volontiers d’assister à des mondanités où il est bon d’être accompagné.

Voilà donc les principales motivations d’un homme pour le mariage. Si elle s’était attendue à tant de billevesées, elle dut redoubler d’efforts pour rester concentrée. Au loin, dans le jardin, la serre l’attendait, et elle voyait Dorka s’y affairer pour le prochain printemps.

— Vous avez de nombreuses responsabilités, feignit Irina en baissant la voix.

Elle avait toujours entendu que les jeunes femmes désirables l’étaient car elles savaient se montrer timides et réservées ; elle haïssait cela plus que tout. S’inférioriser volontairement était une soumission qu’elle ne pouvait encaisser. Elle se mordit la joue et lorsque le goût du sang envahit sa bouche, elle sut qu’elle ne tiendrait plus très longtemps avant que sa nature profonde ne reprenne le contrôle de sa personne.

— Votre mère m’a aussi vanté vos talents de cuisinière et votre goût prononcé pour les arts.

— Pas les arts. Seulement la botanique.

— Oh, les fleurs, je vois. Mes excuses pour la méprise.

Elle laissa ses yeux trainer sur la neige immaculée qui leur faisait face à mesure qu’ils avançaient, mais son sang bouillonnait dans ses veines. Elle pensa à son regard, et à quel point il se serait amusé de cette situation qui lui était pénible. Jamais il n’aurait eu pitié, et leur conversation aurait été grandement plus intéressante.

— Sauriez-vous me dire quelque chose que j’ignore ?

Nevolaï se figea et la regarda, surpris.

— Comment ?

Irina prit le temps de lui faire face, et releva les yeux vers lui, sans ciller :

— Laissez-moi éclairer votre lanterne : jamais je ne vous épouserai, peu importe la somme que vous proposera ma mère. Je ne suis pas un animal à vendre. Passez donc votre chemin.

Piqué dans son orgueil, Nevolaï serra les poings. Il la jaugea avec appui et défiance, mais devant le regard assuré et provocateur d’Irina, il se ravisa. Il ôta le cigare d’entre ses lèvres épaisses et ses épaules s’affaissèrent sous son manteau de laine noire.

— Je plains l’homme qui trouvera grâce à vos yeux.

— Bien heureusement pour lui, il n’existe pas, sourit Irina. Bon retour, Nevolaï.

— Adieu, Irina.

Elle observa l’homme en costume repartir en direction de la maison. Et alors que sa silhouette diminuait à l’horizon de son jardin, elle savait qu’il ne lui resterait pas beaucoup de temps avant que sa mère ne lui fasse un nouveau laïus. Mais elle préférait encore mille morales scandaleuses qu’une minute d’ennui de plus. De retour dans sa chambre, ses doigts repassaient une fois de plus sur le papier délicat, longeant l’écriture raffinée qui y prenait place. Que lui voulait-il ? Après toutes ces années... pourquoi ne la recontacter que maintenant ? Si plus tôt, elle semblait s’être décidée à reprendre le jeu qu’elle avait tant chéri par le passé, soudain, les doutes l’assaillirent. Si son désir de rébellion l’avait cueillie très tôt dans son enfance, il semblait s’éloigner de plus en plus au fil des années. Et si un jour, il disparaissait ? Non, elle ne voulait pas y penser. Plus encore, elle ne pouvait pas y penser. Admettre qu’elle fût désormais différente laissait encore trop d’espace au champ des possibles qu’elle soit comme sa génitrice.

Les mâchoires serrées, son regard retrouva l’attrait de la plume ayant dessiné les mots qui l’intriguaient tant. Du bout du doigt, elle repassa sur le « P.S ». Le conseil avisé que contenait la lettre la ramena à un temps oublié, bien loin de Saint-Pétersbourg et de ses méandres tumultueux.

Lentement, elle s’approcha de sa fenêtre, guidée par l’intuition de ses souvenirs. Quelque chose en elle lui hurlait de regarder vers la vitre, et le jardin qui s’étendait par-delà celle-ci. Quelques secondes à tout observer… et ce fût là qu’elle le vit. Le rideau droit pendait étrangement un peu plus que celui de gauche. Et pour cause, l’attache en velours semblait avoir disparue. Irina sourit dans sa découverte, car si elle hésitait encore un peu, il n’y avait désormais plus aucun doute qui la traversait. Ce n’était pas une demande pour reprendre leur guerre, mais une délicate attention que de la prévenir qu’elle avait déjà repris. Et avec elle, le jeu intrépide qui lui était inhérent.

Quelques jours plus tard, comme pour confirmer davantage son intuition délicieuse, Irina reçut une lettre. Ce fût Dorka, une gouvernante, qui la lui apporta.

— Mademoiselle Dragomirov ?

De l’autre côté de la porte, Irina l’invita à ouvrir. Elle était d’une humeur appréciable, sa mère étant partie à l’autre bout du pays pour tenter de charmer quelques autres hommes –et leurs roubles. Et un jour sans la diabolique présence de Feodora était un jour béni pour sa fille.

— Entrez, Dorka.

— Vous avez reçu une lettre.

Irina, devant sa coiffeuse, leva un sourcil. Qui pouvait bien lui avoir écrit ? Peut-être Nevolaï cherchait-il une seconde chance sur le papier… Irina indiqua le bord d’une étagère dans sa chambre, et Dorka déposa la lettre dessus avant de se retirer humblement. Il se passa plusieurs jours sans qu’Irina n’ouvrit la lettre ni ne s’y intéressa.

C’était un soir, après qu’elle eut dû, contrainte par sa génitrice, se rendre au cœur de la ville pour faire la rencontre d’un certain Vassili, qu’elle rentra quelque peu contrariée. Elle détestait être forcée à quoi que ce soit, d’autant plus lorsque cela provenait directement de sa mère froide et dure. Comme la pierre, elle faisait mal lorsqu’elle le décidait, et son cœur aseptisé lui permettait l’absence de n’importe quelle limite. En délaçant son corset sorti pour l’occasion, son regard fût attiré par le bout de papier qui trônait sur le coin d’une étagère remplie de livres.

Ce n’est qu’une fois sa robe de nuit passée sur son corps délicat qu’elle décida de regarder ce dont il s’agissait. Elle prit le papier entre ses doigts, et le grain épais lui fit froncer les sourcils. Peu de personnes prêtaient une telle attention au détail, aussi le champ des coupables de cette lettre se réduisit considérablement. Une fois l’enveloppe ouverte, l’odeur caractéristique de papier d’Arménie lui parvint, réjouissant son odorat malgré elle. Si le doute persistait jusque-là, c’en était fini de lui. La lettre venait de son pire ennemi, de son adversaire le plus tendre, et définitivement, si elle l’avait su, elle l’aurait ouverte dès le premier jour. Désormais attentive, le cœur battant un peu plus vite, elle déplia le papier et rencontra sa calligraphie précise et élégante.

« À mon irréductible joueuse,

Vous ne m’aviez guère reconnu, alors que je ne vous ai jamais oubliée. Les années loin de Moscou vous auraient-elles affaiblie ?

Me voilà rentré depuis plusieurs jours, et c’est presque comme si ma mine ne savait plus écrire. Vous revoir était tant attendu, et pourtant terriblement époustouflant. J’avais tout prévu, comme à mon habitude. Mais comme à la vôtre, vous avez parié sur l’imprévisible.

Si vous décidez de ne plus jouer, faites-le moi savoir.

Impatiemment vôtre,

S.

P.S : La neige tourbillonne autant à Moscou que chez vous. Quand reviendrez-vous ? »

Après avoir relu la lettre plusieurs fois, Irina replia le papier et le remis dans l’enveloppe épaisse. Elle sourit, victorieuse. Cette première manche n’était pas encore finie, mais la présence de cette lettre prouvait qu’il avait déjà quelques coups d’avance. Et c’était tant mieux, se dit-elle en revenant près de sa fenêtre. Le jeu avait repris, déjà bien avant qu’elle le revoie selon ses écrits. Le rideau de droite pendait toujours légèrement, l’attache y étant manquante, et elle n’avait qu’une hâte : bouleverser ses plans jusqu’à ce que la victoire soit sienne.

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