Chapitre 1

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Saint-Pétersbourg, 1860

La jeune femme s’ennuyait. Entourée de prétendus hommes d’affaires, elle concédait volontiers qu’ils semblaient davantage intéressés par les charmes de sa mère, que par les nombreux papiers qui trônaient devant eux. Elle avait été contrainte d’être présente auprès de sa mère à cette entrevue saugrenue. Elle qui souhaitait simplement passer un moment en extérieur se retrouvait donc assise autour de cette immense table ovale en chêne, dans cette pièce ridiculement grande où étaient exposés quelques tableaux de la dynastie Romanov. Elle n’avait jamais su si cet amour pour cette famille tsariste venait de son père, de sa mère ou d’un mélange subtil des deux. Mais depuis qu’elle était jeune enfant, elle avait eu l’occasion de les observer. Au fil des années, elle avait tout appris par cœur : de la moustache épaisse et du regard fixe d’Alexandre II, jusqu’aux délicates prémisses de sa calvitie.

— Une balalaïka troïka* ? demanda Feodora à ses invités.

— Ma chère, nous ne repartirons jamais saints si nous en buvons une de plus !

Irina les observait. En tenues propres et sombres, leurs costumes semblaient avoir été taillés dans le granit et l’outrecuidance. Ces hommes étaient gras, et leur refus d’un énième cocktail traditionnel venait simplement du fait qu’ils en avaient avalé assez pour être ivres durant les deux prochains jours.

Elle n’avait jamais été très attirée par les réunions que sa mère animait. Ayant passé l’âge de faire semblant d’être malade pour ne pas y assister, la politesse restait tout de même de rigueur pour une jeune femme de son rang.

— Irina ? Et si tu allais chercher les petits fours français, pour nos invités, lui demanda Feodora.

— Avec plaisir, répondit-elle sagement.

— Bien. Vous allez voir, ils sont dé-li-cieux ! Ils viennent d’une toute petite boulangerie de Paris, dont le savoir-faire est très précieux…

Irina venait de quitter la pièce et n’écoutait déjà plus ce que sa mère racontait à ses invités. Elle n’avait que trop l’habitude de ses mensonges répétés, et ici, cette fameuse boulangerie n’était autre que son cousin ayant voyagé en France et ramené un pâtissier pour travailler avec lui.

Elle s’enfonça dans le couloir aux murs tapissés de vert canard. De nombreuses sculptures habillaient les murs de pierre, disposées à même le sol pour les plus imposantes. Les plus petites se risquaient à tenir sur une console de fer forgé, ou de bois gravé. Tout ici respirait la richesse, la force et l’opulence. Plutôt ironique compte tenu du fait que seules Feodora et Irina vivaient ici.

La jeune femme continua sur la droite, prenant la direction de l’escalier. En descendant les marches recouvertes de moquette rouge, elle effleura la rampe de bois vernis. Cette maison, certes jolie dans le détail, la lassait depuis quelques années. Elle n’avait cure de toutes ces marques de richesse et de joie. Cette grande demeure était vide de tout sentiment, aseptisée jusque dans les grandes fenêtres aux carreaux immaculés.

Elle se sentait de plus en plus nostalgique de ce temps qu’elle avait connu, qu’elle avait aimé, et trop peu pris le temps de chérir. De leurs journées passionnantes, de leurs escapades amicales qui finissaient toujours en expéditions aventureuses… où était passée son insouciance ?

Elle arriva à la cuisine, en repensant à ce triste jour. Pas celui où elle avait dû suivre sa mère à Saint-Pétersbourg, mais cette discussion difficile qu’elle avait préparé, à demi-mots, en face des yeux heureux de son meilleur ami, ce moment terrible où elle aurait, durant un instant, fait faiblir la lueur de son regard.

Elle attrapa le plat de pâtisseries, sans envie d’y retourner. Alors qu’elle allait remonter l’escalier, la cloche de la maison retentit. Dorka se dirigea vers la porte, passant devant Irina.

— S’il-vous-plaît ? l’interpella Irina. Pouvez-vous amener ce plat dans la salle ovale de l’étage ? Ma mère vous y attend, mentit-elle.

Dorka hocha la tête, et saisit le plat. Irina avait certes employé le mensonge, mais elle ne voulait laisser cette occasion s’échapper. Elle n’aurait eu aucun moyen de fuir cette réunion interminable si la cloche n’avait pas retenti. Elle hésita à aller ouvrir, ne voulant pas devoir faire la conversation à un autre visiteur de sa mère, possiblement en retard.

Mais son éducation l’emporta ; elle se rendit au chambranle de la porte, et tourna la poignée en fer forgé. En ouvrant, elle fût saisie par l’air froid qui pénétra la pièce. Et ce qui fit naître les frissons sur sa peau, ce fut le regard de l’homme qui se trouvait devant elle. Deux billes claires la transcendaient.

Tous deux se fixèrent, et le temps sembla s’étirer. Le vent continuait de souffler à l’intérieur de la demeure, et ni l’un ni l’autre ne se lâchèrent du regard. Le col du manteau long de l’homme venait caresser sa barbe naissante, et ses lèvres semblèrent bouger au centre d’une barbe châtain, bien qu’Irina ne quittât pas son regard du sien. Pourquoi semblait-il s’amuser ? Elle détourna alors les yeux, s’écarta du passage, et invita l’homme à entrer en lui indiquant le chemin.

— En haut de l’escalier, couloir de gauche, troisième porte, dit-elle d’un ton qu’elle voulut monotone.

Il se contenta de la fixer encore quelques secondes, et de la dépasser avant de se rendre à l’étage. La porte se referma, et Irina se retourna juste à temps pour apercevoir les jambes du retardataire se faufiler dans le couloir de l’étage.

Ça alors… Elle serait prête à parier que le visage de cet homme ne lui était pas inconnu. Mais où l’aurait-elle déjà vu ? Impossible de savoir. Elle haussa les épaules, et se dirigea vers le jardin d’hiver. Depuis qu’elle et sa mère étaient arrivées à Saint-Pétersbourg, c’était l’une des seules pièces de la maison qui pouvait lui procurer un peu de bien-être. Comme une pause avec la réalité, les plantes gracieuses et les quelques fleurs lui apportaient la paix. Elle s’avança sur la pierre froide et dure du sol, et s’arrêta devant le pot empli de sauge russe, aussi appelée lavande d’Afghanistan. Ses fleurs parfumées s’élevaient vers la verrière lumineuse, et les feuilles retombaient telles des arcs tristes. Irina avait toujours apprécié cette sauge si particulière : son odeur sucrée la ramenait sans cesse à ses étés enfantins.

Elle continua son ascension, prêta un regard tendre aux hellébores disposées sur une table ronde en fer forgé. Lorsqu’elle atteint le rebord de la fenêtre, elle s’assit dessus et tourna son visage calme vers le jardin qui s’étendait par-delà la vitre givrée. Elle apercevait les forsythias dont les branches se préparaient à être recouvertes de neige lorsque celle-ci descendrait du ciel. Leurs feuilles délicatement petites seraient blessées du poids des flocons, et la neige se fondrait dans les pétales immaculés de leurs fleurs.

L’apaisement, c’était bien cela qui caractérisait l’effet de cet endroit sur Irina. De fil en aiguille, son esprit papillonna comme lorsqu’elle était encore toute jeune fille, et elle se souvint combien elle appréciait se rendre au jardin botanique de Moscou. Rien ni personne ne pouvait alors l’empêcher d’y aller.

Le temps passa sans qu’elle n’en ait réellement conscience. La journée était sombre malgré le ciel blanc, et ce fut grâce à la couleur si pure du ciel qu’elle put apercevoir le reflet de sa mère dans le carreau givré de la fenêtre.

— J’ose espérer que tu as une excellente excuse pour ne pas avoir assisté à la fin de la réunion.

Le ton était dur, sans équivoque et réveilla le malaise chez Irina. Elle se sentit tressaillir, et son retour à la réalité fut assez brusque pour qu’elle serre les mâchoires.

— Je ne m’y sentais guère à l’aise. J’ai préféré m’éclipser que vous mettre dans l’embarras, mère.

Elle se tourna vers le visage intraitable de sa génitrice. Ses traits marqués avaient rendu sa peau aussi sèche que son cœur de pierre. Du plus loin qu’elle se souvînt, jamais sa mère ne fut tendre avec elle. Mais elle comprenait. Et elle avait appris, avec les années, à connaître et retenir toutes les excuses qui lui permettaient d’éviter les répercussions parfois cruelles que lui infligeait sa mère si elle se montrait désinvolte. La fausse sollicitude demeurait l’une de ses préférées.

Feodora hocha la tête et fit mine de se détourner, avant de revenir sur ses pas. Irina ne perdit pas une miette de ces gestes. Elle savait décrypter chacun des mouvements les plus infimes de la femme qui lui faisait face.

— Malgré ton comportement qui tend à l’impolitesse, sache qu’un jeune homme très bien éduqué a laissé un paquet pour toi. Je te l’ai déposé sur la table de la salle de réception du bas, dit-elle d’un ton neutre.

Il ne s’agissait ici en aucun cas d’un acte de bonté de sa part. Sa mère lui partageait simplement une information, et Irina en avait bien conscience.

— Merci, mère.

— Et tâche de ne pas être aussi impertinente la prochaine fois. C’est grâce à ces hommes que nous avons pu conserver notre rang après la perte de ton si tendre père.

Une remontrance. Il était temps, pensa Irina. Un peu plus, et elle n’aurait pu reconnaître ici le caractère si inflexible de sa mère.

— J’y veillerai. Toutes mes excuses, formula simplement Irina.

Après un dernier regard qui ne trahissait rien sinon l’indifférence, Feodora quitta le seuil de la pièce. La jeune fille respira profondément, et sa curiosité l’emporta. Elle devait aller voir ce que contenait ce fameux paquet.

Après avoir admiré les forsythias une dernière fois, elle s’en retourna sur ses pas. L’impatience la guidait, aussi se força-t-elle à ralentir ses pas. Elle appréciait cette sensation grisante quand son cœur accélérait, et qu’elle le sentait palpiter jusque dans le bout de ses doigts. Elle remonta le long couloir de gauche, et arriva à la salle de réception du bas. Elle n’avait jamais apprécié cette pièce impersonnelle aux murs blanchâtres. Mais aujourd’hui, peu lui importait les détails sculptés du plafond, les moulures en haut des murs ou le parquet ciré ; seul avait de l’importance ce mystère emballé de kraft, relié par une ficelle en raphia.

Elle l’admira tout d’abord, n’en croyant pas ses yeux. Quelqu’un, ici, avait pensé à elle. C’est tout au moins ce que semblait révéler la petite carte en papier d’Arménie qui y était attachée. Son nom était calligraphié avec une élégance et un soin tous particuliers. Elle déglutit, et décida de lire la carte.

« Pour Irina,

Joyeux anniversaire. »

Rien n’indiquait qui en était l’expéditeur. Intriguée, elle décida d’ouvrir ce paquet dans l’intimité de sa chambre. Elle monta à l’étage avec un calme tout calculé, afin de n’attirer l’attention ni de sa mère, ni du personnel. Une fois réfugiée entre les murs bleu pâle de son dortoir, elle déchira délicatement un des côtés du papier kraft. Un coffret de bois s’y trouvait, solide et fin, dont les gravures coquettes embellissaient la surface. Elle passa ses doigts dessus, et apprécia la chaleur du bois vernis.

Mue par une curiosité toujours plus vorace, elle ouvrit la boîte. Au-dedans s’y trouvait le reflet d’un éclat, dissimulé dans l’obscurité du fond. Elle y plongea le regard, puis la main. Ses lèvres s’entrouvrirent par la stupeur devant cet objet si raffiné. Il s’agissait d’un talisman, dont une obsidienne prenait place au bout avec fierté. Sous cette parure dorée figurait un papier, soigneusement replié et scellé. Les choses devenaient intéressantes. Prenant place à son pupitre sous la fenêtre, elle ouvrit son écritoire pour trouver son coupe-papier. Elle rompit le sceau, fébrile, et rencontra une écriture aussi élégante qu’intrigante.

« Parce que tes yeux brillaient comme l’obsidienne ;

Huit ans plus tard, tu demeures ma souvenance personnelle.

P.S : N’oublie pas de fermer tes rideaux. »

Irina releva un regard perplexe vers sa fenêtre. Dehors, la neige s’était mise à tomber.

* Cocktail russe à base de vodka, cointreau et jus de citron.

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