Prologue

5 minutes de lecture

Moscou, 1847

 L’hiver serait rude. Cela se ressentait dans l’air, qui soufflait fort avec une teinte de froid. Cela se voyait le matin, à la vapeur qui s’échappait des lèvres entrouvertes. Mais plus encore, c’était la Russie.

 À l’aube de l’hiver, alors que les rues se rafraîchissaient, les habitants demeuraient tout aussi nombreux sur les pavés. Une brume s’installait entre les ruelles des bâtiments de pierre, et tout semblait se figer dans ce paysage immaculé. Seuls les cris d’enfants jouant dans la fraîcheur ambiante brisaient le calme assourdissant.

 — Tu m’trouveras jamais ! lança la petite fille de vive voix malgré l’écharpe en laine qui enroulait son cou et remontait sur sa bouche.

 — C’est ce qu’on verra. Cours, dépêche-toi si tu ne veux pas que je t’attrape !

 Alors la petite fille courut, aussi vite qu’elle le put, aussi loin qu’elle l’espérait. Elle établit sa cachette au fond d’une ruelle, à l’ombre d’une bâtisse. Elle ignorait où elle se trouvait exactement, mais ce qui lui importait, c’était que Stani ne la retrouve pas tout de suite.

 Les minutes passèrent, et le silence régnait derrière ces bâtiments gris. Quelques voix se faisaient néanmoins entendre au loin, près des rues principales et davantage fréquentées. Au fond d’elle-même, Irina espérait sincèrement qu’il la trouverait. Elle n’était pas grande amatrice des lieux reculés et isolés ; seule la foule la faisait vibrer.

 Plusieurs minutes étaient désormais passées, et les caresses du froid se faisaient davantage mordantes sur la peau tendre de la jeune fille. Sa chapka ne la protégeait que peu, et le vent la berçait avec la cruauté de celui qui protège pour mieux détruire.

 Elle se replia sur elle-même, dos au mur, et passa ses bras autour de ses jambes. Que faisait Stassik ? Il la retrouvait toujours, d’habitude… C’était bizarre. Peut-être avait-il été puni de jouer avec elle, ou bien s’était-il perdu ? Elle hésitait à sortir de sa cachette. Le froid la retenait dans sa position de survie, mais la volonté de savoir où se trouvait son ami était forte.

 Sa décision était prise. Alors qu’elle se relevait lentement, la neige commença à tomber. Il était donc temps de rentrer. Tant pis pour son ami ; elle ferait le chemin du retour jusque chez elle, et si elle ne croisait pas Stani, c’est qu’il serait rentré chez lui.

 Elle marcha recroquevillée sur elle-même, le dos courbé, soulagée dans sa détresse que sa mère ne soit pas présente pour observer sa démarche ; si tel avait été le cas, elle l’aurait réprimandée. Tiens-toi droite, Irina. Les épaules en arrière et la tête haute, répétait-elle toujours.

 Sa mère avait le don de la recadrer. Quoique la jeune fille entreprit, sa mère la reprenait, la corrigeait. Et à presque neuf ans, Irina avait de plus en plus de mal à accepter ces remarques. Mais elle ne disait rien ; dans ce genre de milieu, il ne valait mieux pas protester trop fort.

 Alors qu’elle commençait à discerner l’allée de chez ses parents, une petite tête blonde lui barra la route.

 — Tu triches, maintenant ?

 Si heureuse de le revoir, soulagée à la vue de ses fossettes joyeuses, elle ne put s’empêcher de lui sauter au cou.

 — J’ai cru que tu ne viendrais jamais me chercher !

 — Bah si, pourquoi pas ?

 Irina ne répondit pas. Elle réafficha un sourire, et changea de sujet, comme sa mère le lui avait appris.

 — On refait une partie ? proposa la jeune fille.

 Le jeune garçon regarda le ciel et les flocons qui en descendaient en tournoyant. Sur le fond gris clair, ils apparaissaient plus foncés, donnant au paysage un aspect féérique. C’était joli, et apaisant. Cela lui avait toujours fait penser à de minuscules poussières se déposant sur les êtres humains, comme pour les bénir.

 — Eh oh ! Tu m’écoutes, Stassik ?

 La voix d’Irina commençait à se faire nasillarde, signe qu’elle tomberait sûrement malade cet hiver aussi. Toutefois, Stanislas n’en avait que faire ; ils étaient enfants, et ils avaient encore un peu de temps aujourd’hui pour jouer.

 — J’ai une idée ! Tu me fais confiance ? demanda-t-il à sa grande amie.

 — Euh, oui… je suppose.

 — Alors viens !

 Il lui saisit la main, et ils se mirent à courir. Pendue au bout du bras de son ami, ils traversèrent les rues si vite que le paysage bougeait sans plus n’avoir de forme distincte. Les quelques flocons s’écrasaient autour d’eux, et plus ils accéléraient, plus le vent leur fouettait le visage.

 Ils continuèrent quelques minutes, évitant les derniers passants encore présents dans les rues ; lorsque la neige commençait à tomber de la sorte, les Moscovites savaient que cela durerait plusieurs jours, et que le tapis blanc qui se formait ici ne ferait que s’épaissir.

 Ils remontaient les rues, d’ordinaire si fréquentées, et se faisaient une joie de ne pas croiser trop de personnes. Le bonnet de Stanislas s’envola dans leur course, mais ils n’en avaient cure. À quoi bon s’arrêter sur de tels détails alors que la joie leur tendait ses bras impatients ? Leurs parents étaient tant reconnus dans la ville, qu’il arrivait souvent que les deux enfants soient surveillés de loin par des amis de la famille. Aujourd’hui résonnait donc comme une échappatoire, un court instant de répit, et surtout, de liberté enivrante pour les jeunes innocents.

 Arrivés sur la place du marché Smolenski, Stanislas entraîna Irina dans une ruelle plus discrète. Ils continuaient de trottiner en rythme, et riaient de ce sentiment euphorique qui les avait envahis depuis leur départ. Encore quelques ruelles à traverser dans le froid, et ils arrivèrent en haut d’une colline, près de la muraille qui entourait la ville.

 — Woah, c’est incroyablement beau ! s’exclama Irina.

 Fier comme un coq, Stanislas lui lâcha la main, et s’avança encore un peu. L’immense espace était désert, et autour de ce lieu, il n’y avait personne. L’herbe si verte en été laissait place à un tapis brun qui se couvrait lentement de neige. Peu connu, l’endroit promettait de longues heures de répit pour les deux enfants. Alors ils avaient couru dans l’herbe sèche recouverte de neige, évitant les flocons par défi, se pourchassant l’un l’autre, criant et riant au gré de leurs envies. Personne pour les brider ou les réprimander. Ils étaient libres. Irina perdit son bracelet ce jour-là. Mais elle ne le regretta jamais.

 Car cette première impression de liberté totale, cet audacieux abandon de soi, l’impudence, la désinvolture et le libre arbitre qui s’offraient à eux… Tout cela deviendrait bientôt un désir sauvage et insatiable.

Annotations

Vous aimez lire Anadbwski ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0