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La lumière tombe sur le monde comme un drapé délicat. Une pluie dorée venue des cieux, tel Zeus séduisant Danaé. Pourtant en ce lieu, il n'y a rien à séduire.

L'homme plisse les yeux tandis que le soleil intense l'éblouit. Il n'a plus eu à subir telle clarté depuis plus de dix ans. Sur l'île d'Azkaban, il semble régner un microclimat générateur de tempêtes perpétuelles, de nuages noirs agglomérés dans le ciel, de sel et de froid, un monde coupé du monde où la société s'évanouit, où l'univers établit de nouvelles règles, de nouvelles lois. La loi du plus fort.

L'homme l'a appris à ses dépens. Il sait à présent que derrière chaque action se cache un dessein, qu'il n'existe aucune gentillesse en ce monde qui ne soit intéressée, aucune beauté qui ne soit vouée à mourir et à se flétrir pour révéler quelque chose d'autre, quelque chose de noir et d'abominable.

C'est pourquoi, l'homme ne s'émeut pas devant le spectacle des quais ensoleillés. Le bateau qui lui a fait quitter l'île n'a fait que le transférer d'un enfer à un autre. L'enfer, en vérité, n'est peut-être pas un lieu. Il le porte en lui.

L'espace d'une seconde, peut-être deux, l'homme saisit la poésie de l'instant, qui semble avoir changé le monde en une statue de verre, attendant le soleil pour la sublimer. Mais à présent, en cette froide matinée d'hiver, le soleil passe : un nuage est venu l'occulter, et l'homme ne voit plus que la neige ramassée en dégueulis boueux le long de la chaussée, les poubelles grouillantes des maisons abandonnées, les cadavres de poissons laissés pourrir là par les pêcheurs, dans leur hâte de ramener leurs filets... L'homme perçoit tous ces relents de merde et de civilisation se mêler entre eux pour ne former plus qu'un, à égalité. Les mêmes éléments d'une même équation. Cela non plus, cela ne l'émeut pas. Ses sens ont subi mille fois pire au cours des dix dernières années.

Regardant autour de lui, l'homme allume la dernière cigarette qu'il lui reste en réserve. Sa première inspiration en tant qu'homme libre a des relents de nicotine et de bestiole crevée. Le contact de ses vêtements civils l'irrite. Il n'a rien porté d'autre qu'un pyjama rayé au cours de la décennie qui vient de s'écouler : par tous les temps, qu'il neige, qu'il pleuve ou qu'il vente, et le chanvre a attaqué sa peau jusqu'à la rendre plus rêche que de la corne. Les vêtements qu'on lui a remis pour sortir sont trop doux, en comparaison. Ce sont ceux qu'il portait au procès. Ceux qu'il portait à son arrivée sur l'île.

Une chemise en lin, un pantalon et une veste assortis. Des mocassins. L'homme a presque envie de rire en se voyant habillé ainsi. Il se sent comme une caricature de lui-même. Un mensonge, à la face du monde... Ce ne serait pas le premier. Et certainement pas le dernier.

L'homme écrase sa cigarette sur le sol et réfléchit rapidement. Que faire maintenant ? Il n'a nulle part où aller. Personne à retrouver. A part les petits chiots du Ministère, qu'il a déjà repérés en train de l'espionner à l'autre bout de l'allée. Ces connards se croient discrets, perchés en haut des immeubles défoncés. Ils devraient savoir que l'homme a pris l'habitude d'être surveillé. Il sent lorsqu'on l'observe, il connaît le poids d'un regard pesant sur sa nuque, et son instinct ne le trompe pas. Là d'où il vient, savoir que l'on est suivi est une question de vie ou de mort. Ces gardes-chiots du Ministère croient peut-être l'avoir cueilli à la sortie d'Azkaban, mais ils ne lui colleront pas aux basques bien longtemps.

Malgré lui, l'homme gratte sa peau à vif sous le col trop propre de sa chemise en lin. Première chose à faire : se débarrasser de ces fringues. Trouver quelque chose qui se fonde davantage dans le paysage. Et ensuite... qui sait ?

L'homme esquisse un sourire. Ce n'est plus le sourire d'autrefois, rempli de l'arrogance de la jeunesse, mais le sourire d'un homme qui sait ce que peut coûter un tel geste. Il sourit en tirant la baguette qu'on lui a rendue de sa poche. Lentement, il la fait tourner entre ses doigts.

Autrefois peut-être, il aurait tourné la tête vers les Aurors en planque du Ministère, et il leur aurait crié d'aller se faire foutre, avant de transplaner loin de leur compagnie de branleurs. Mais plus maintenant. L'homme a appris à faire profil bas. Il sait que tout le plaisir que l'on retire à provoquer n'en vaut bien souvent pas la peine. Il sait qu'il gagne davantage à leur faire croire qu'il ignore leur présence.

Alors, calmement, l'homme raffermit sa prise sur cet objet qui lui a tant manqué, et se prépare à renouer avec la magie.

Perché sur le toit du petit immeuble qui borde le quai, Harry Potter attend. Il attend tandis que les quelques rayons de soleil qui percent la couche nuageuse ne parviennent pas à le réchauffer. Harry souffre d'un froid plus intense que la simple rigueur hivernale. Un froid qu'il ne s'explique pas, un froid intérieur. En venant ici ce matin, quelque part, il espère y mettre un terme. Ou au moins y trouver une réponse, un écho. Une trêve.

A ses côtés, Ron Weasley frotte ses moufles l'une contre l'autre tout en scrutant l'horizon. Le bateau arrive. Ils l'ont vu se dessiner à l'horizon depuis un petit moment maintenant. Le bateau qui fait la liaison entre Azkaban et le continent.

Pas étonnant que la ville soit déserte. A l'origine, c'était une ville Moldue, une petite ville de pêcheurs, mais avec le temps, de sombres superstitions se sont incrustées dans l'esprit des habitants, et ils ont tous déguerpis, les uns après les autres. A présent, le petit port ne sert plus qu'à des pêcheurs occasionnels, venus décharger leurs filets avant d'aller livrer leurs prises sous des latitudes plus propices.

Pour la vingtième fois, Harry agrippe ses jumelles et scrute l'horizon. Il ne distingue rien. L'embarcation semble aussi ferrée qu'un chariot blindé – ce qui paraît approprié, étant donné sa cargaison – et aucune silhouette ne se tient sur le bastingage.

Au bout de vingt minutes d'une attente douloureuse, l'engin accoste enfin. S'en extrait d'abord une silhouette courtaude vêtue d'un long ciré noir : le passeur d'Azkaban, celui que tous, prisonniers comme Aurors, surnomment entre eux Charon. Puis vient ensuite une personne seule, plus maigre et plus grande.

C'est lui. Aucun doute possible. De son poste d'observation, Harry ne discerne encore ni ses cheveux ni ses traits, mais il sait que c'est lui. Il porte ce même complet noir intimidant que ce dernier jour où il l'a vu, plus de dix ans plus tôt.

L'homme débarque sur le quai, et Charon repart alors aussitôt sans lui accorder un regard. L'homme ne semble pas s'en formaliser. Il s'immobilise sur le quai, allume une cigarette et regarde autour de lui. A côté d'Harry, Ron ne peut manquer de s'exclamer :

– La vache ! Je l'aurais jamais reconnu !

Harry ne peut que lui donner raison. La créature qui se tient debout cent mètres en face de lui a des allures de félin maintenu trop longtemps en captivité. Ou de chat de gouttière, peut-être. Il fait quelques pas sur le quai, et Harry a la sensation de voir ses muscles rouler sous sa peau, avec une précision millimétrée. Ses chaussures ne font aucun bruit sur le ponton trempé. Il se déplace avec la grâce de celui qui sait se fondre dans l'ombre, celui qui sait ne pas se faire repérer, se couler derrière un adversaire ou au contraire lui échapper. Il se déplace avec prudence. En débarquant, son premier réflexe a été de regarder partout autour et derrière lui, bien que la seule présence soit la mer, à l'horizon. Et Azkaban.

Harry resserre sa prise sur ses jumelles et doit se rappeler de respirer. Ses mâchoires se sont crispées à un point tel qu'il a l'impression d'entendre ses dents crisser contre sa boîte crânienne. Quelque chose tombe en lui, quelque chose de lourd et maladif, qui le déchire et lui fait mal, l'entraîne loin, très loin dans l'abîme de ses souvenirs.

Ce n'est pas à cause de sa démarche qu'il a failli ne pas reconnaître l'homme. Tout en lui a changé. Harry ne sait s'il doit en concevoir de l'horreur ou de l'admiration. Il éprouve la même forme de fascination morbide qu'a dû éprouver le premier chirurgien à contempler un cerveau humain, magnifique de complexité, palpitant et rose, parfait et dégoulinant dans son sac cervical.

Harry l'imagine sans peine tandis qu'il dévisage l'homme qui ne se sait pas épié. La forme de son crâne, il la distingue à la lueur du soleil. Le duvet blond qui le recouvre semble si fin qu'il pourrait aussi bien être chauve. Un poussin qui renaît au monde. Pourtant, il n'a rien d'un poussin, et ce n'est pas une renaissance.

L'homme a des traits émaciés, comme ciselés à la pointe des vents arides, érodés par le sel et la mer durant plus d'une décennie. Ses pommettes ressortent dans cette maigreur de cadavre, pourtant il ne semble ni faible, ni affamé. Seulement dur. Il remue les épaules comme s'il ne se sentait pas à l'aise dans son costume devenu à la fois trop petit et trop large. Il a les muscles sveltes et déliés d'un chasseur, d'un tigre, de quelque créature sauvage qui vient de briser ses chaînes et passe en revue le monde autour de lui. Il semble prêt à bondir sur n'importe quoi à n'importe quel moment.

Mais le pire, ce sont ses yeux. Harry se rappelle bien de ses yeux. Il les a croisés, à la fin du procès, il y a dix ans. Il y a vu le désespoir, la peur, la souffrance, mais pas la surprise. Rien que de la résignation. L'acceptation de ceux qui connaissent leur sort et qui, malgré la terreur qu'il leur inspire, pensent le mériter. Le méritait-il ? Cette question, Harry se l'est posée mille fois en esprit, consciemment ou inconsciemment, redoutant à chaque fois d'y répondre. En son âme et conscience, il aurait voulu crier non. Il aurait voulu vivre dans un monde où prendre la défense de cet homme ne lui aurait pas attiré incompréhension et injures. Mais non, il ne vivait pas dans ce monde-là.

Dans le monde de l'après-guerre, le monde d'après-Voldemort, l'Elu ne pouvait prendre la défense d'un Mangemort sans susciter un tollé général, sans que les esprits ne s'échauffent, et que le scandale éclate en un bain de sang qui les éclabousserait tous... Non. Le peuple sorcier sortait d'une guerre fratricide. Beaucoup de gens étaient morts. Mais le pire des dégâts restait la peur. La peur est la plus terrible des armes. La peur rend les gens fous.

Après la mort de Voldemort, toute la terreur ressentie à l'égard du Seigneur des Ténèbres et de ses sbires s'était muée en haine, et l'homme qui se tient sur le quai aujourd'hui, dix ans plus tard, n'a pas pu y échapper. N'aurait même pas pu y échapper si l'Elu était intervenu. A présent, les yeux gris qu'il promène sur le quai brillent d'un éclat douloureux au creux de son visage maigre, enfoncés loin dans leurs orbites, soulignés par des années de cernes dans un teint de squelette, et c'est un regard qui n'épargne rien. Il semble écorché par tout ce qu'il a vu. Dépouillé de lui-même, jusqu'à ce qu'il ne reste rien que cette enveloppe extérieure, prudente, alerte, à l'affût, le regard d'un loup que l'on traque et qui sait traquer, mieux que personne, sans pitié.

Drago Malefoy s'avance sur le quai, et ses yeux n'ont aucune pitié.

Sur le toit de l'immeuble, Ron se laisse aller en arrière sans le quitter du regard. Harry se sent comme hypnotisé. Ce qu'il voit lui semble d'une beauté et d'une laideur abominables. Il a peur de ce qu'il voit. Son cœur se contracte douloureusement dans sa poitrine ; il brûle d'envie de lui parler et de s'enfuir.

Soudain, il voit Malefoy sortir une baguette de sa poche.

– J'arrive pas à croire qu'ils ont remis une baguette dans les mains de cet enfoiré, commente Ron sans dissimuler son inquiétude.

– Il a fini sa peine, réplique Harry. Sa dette est payée.

– Sa dette est payée ? Harry, est-ce que tu as au moins pris le temps de lire son dossier ?

– Je l'ai parcouru, oui.

– Est-ce que tu as la moindre idée de ce qu'il a fait, là d'où il vient ?

– J'ai vu plusieurs mentions d'agressions. Les rapports n'étaient pas très précis.

– Plusieurs mentions d'agressions, oui, c'est le moins qu'on puisse dire.

Ron insiste pour capter son regard, cherchant à lui communiquer la panique et le dégoût dans sa voix :

– Je crois que le pire, c'est ce qui n'est pas dans les rapports. Ce qui est arrivé à ce prisonnier, par exemple, Monroe.

– Il n'est pas dans le dossier. Le directeur de la prison n'en a pas parlé.

– Tu m'étonnes. C'était à l'arrivée de Malefoy. Monroe et sa bande lui cherchaient des noises, du genre sévèrement. Le type était un cogneur, un tueur condamné pour triple homicide, une véritable enflure. Quelques semaines après l'arrivée de Malefoy, il a frappé un détenu et a écopé d'un quart de travail supplémentaire, à la place de sa pause. Alors Malefoy, qui s'était tenu tranquille jusqu'à présent, a balancé un direct du droit au premier surveillant qu'il a croisé, et a écopé de la même peine. Monroe et lui, rien que tous les deux, affectés aux travaux forcés. Tu vois le tableau ?

– Pas encore, mais je l'imagine.

– Par une sorte d'ironie du hasard, il se trouve que Monroe lui-même a soudoyé le garde qui les surveillait pour qu'il parte faire un tour, le temps de faire son affaire à Malefoy. Quand le garde est revenu une demi-heure plus tard, il a trouvé Malefoy travaillant d'arrache-pied, mais plus de Monroe. Où était-il ?

– Aucune idée. Mais tu vas me le dire.

– Les gardiens les avaient collés aux travaux d'extérieur. Ça consistait essentiellement à rénover la cour et la façade sud de la forteresse. Malefoy a prétendu que Monroe était parti faire un tour du côté des falaises et qu'il n'était jamais revenu.

– Et ils ont gobé ça, à la prison ?

– Bien sûr que non. Ils ont interrogé Malefoy, pendant trois jours et trois nuits. Ils l'ont torturé. Il n'a jamais rien dit. Des jours se sont écoulés, et puis des semaines. Toujours aucun signe de Monroe. Petit à petit, les gens ont commencé à croire que Malefoy lui avait offert un petit tour du côté de la grande bleue. Après tout, il n'y avait pas de corps. Jusqu'au jour où la partie intérieure du mur côté sud s'est effondrée.

Harry, qui écoutait jusqu'alors d'une oreille distraite, focalise son attention sur Ron tout à coup :

– En dégageant les décombres, les prisonniers ont découvert une cavité, poursuit ce dernier. Très étroite : trente sur cinquante centimètres. Et à l'intérieur, il y avait Monroe.

Harry est littéralement suspendu à ses lèvres. A nouveau, il ressent cette fascination malsaine que l'on peut éprouver en contemplant une charogne qui se putréfie. Impitoyable, comme avalé par ses propres mots, Ron continue :

– Il se tenait debout dans cet espace minuscule. Trop étroit pour s'allonger, même trop étroit pour s'asseoir. Le revêtement en face de lui était percé de trous pour qu'il puisse respirer. Les vents salés de la mer l'avaient littéralement momifié. Ses muscles avaient fondu sur son corps et sa peau collait à ses os. Il piétinait dans une mare de sa propre merde. Quand ils l'ont découvert, l'odeur était encore si épouvantable que certains prisonniers ont tourné de l'œil.

Ron inspire lentement, sans quitter Harry du regard :

– Inséré dans le revêtement de pierres extérieur, les gardiens de la prison ont découvert un tube, creusé dans une simple tige de bois. Le tube dépassait à peine du mortier de jointure, ce qui fait que personne ne l'avait remarqué depuis l'extérieur, et il traversait le mur tout droit jusqu'à la bouche de Monroe. Pour que les eaux de pluie le fassent boire, tu comprends ? Pour que son calvaire se prolonge. Le médecin qui l'a examiné a dit que toute la partie droite de son corps était prise dans un coffrage en ciment. Il devait à peine pouvoir remuer quand on l'a entreposé là pour mourir. Tu comprends ce que ça signifie, Harry ?

Harry tourne son regard vers l'homme qui attend toujours au milieu du quai, cet homme méconnaissable qui s'est un jour appelé Drago Malefoy :

– Pendant qu'ils rénovaient le mur extérieur, dit Ron, Malefoy a balancé Monroe dans un coffrage de ciment à prise instantanée. Puis il l'a traîné jusque dans la cavité qu'ils réparaient et il l'a emmuré vivant. Il s'est assuré qu'il aurait de l'eau et de l'air, pour que sa mort soit longue. Les médecins ont dit que ça avait pu durer des semaines. Tu te rends compte, Harry ? Des semaines. Et personne n'a entendu Monroe crier.

Harry trouve la force de reporter son regard sur Ron. Son cœur bat à tout rompre :

– Pourquoi ça ne figure pas dans le dossier ? demande-t-il, la bouche sèche.

– Parce qu'ils n'ont jamais pu prouver que c'était lui.

– Mais enfin c'est évident, ce prisonnier ne s'est pas emmuré tout seul !

– Tout seul, non. Mais ça ne suffit pas pour accuser Malefoy.

Ron désigne la silhouette en-dessous d'eux :

– Tu crois toujours que c'est une bonne idée de lui remettre sa baguette ?

Harry secoue la tête, fuyant ce vide qui s'effondre en lui, cette douleur immense qui se réveille :

– Peu importe, dit-il. Ce n'est pas à nous d'en juger.

Mais Malefoy raffermit soudain ses doigts sur l'objet, comme s'il allait jeter un sort :

– Je dois lui parler, s'exclame Harry en se relevant.

– Hors de question !

– Je suis là pour ça, je suis l'Auror qu'ils ont nommé pour son suivi, figure-toi !

– Tu peux toujours refuser !

– Certainement pas !

Sans hésiter une seconde de plus, Harry transplane sur le quai du village.

Malefoy n'est pas vraiment surpris lorsqu'un homme se manifeste de nulle part devant lui. En fait, ça l'étonnait presque que les chiots du Ministère ne soient pas encore venus à sa rencontre pour lui rappeler immédiatement qui tient les rênes. La surprise l'atteint lorsqu'il reconnaît l'Auror :

– Potter, lâche-t-il malgré lui.

L'homme sursaute en entendant sa voix. Lui savoure le plaisir étrange qu'il éprouve à retrouver ces deux syllabes familières sur sa langue :

– Qu'est-ce que tu fous là ? enchaîne-t-il.

Potter hésite quelques instants. Il se tient loin de lui. Il le dévisage comme s'il était un monstre dans une arène de foire. Drago a envie de rire. Tant mieux. Il n'a aucune idée de ce à quoi il doit ressembler pour un regard extérieur, mais il peut très bien l'imaginer. Que se passe-t-il, Potter ? Je ne suis pas le petit garçon policé que tu as connu ? Ma voix est plus rauque, mes cheveux trop ras ? Je ne suis plus à ton goût pour une rixe adolescente improvisée ?

Potter aussi a changé. Sa silhouette trapue s'est endurcie et il y a des muscles sous cette cape qui le recouvre. L'entraînement des Aurors a dû payer, pas vrai ? Ses cheveux en pétard ont laissé la place à une coupe réglementaire. Ses lunettes rondes sont toujours là par contre, sur son nez, comme appelant un coup de poing de tous leurs souhaits... Et la cicatrice. Cette putain de cicatrice.

Malefoy fait un pas en avant pour le simple plaisir de mettre Potter mal à l'aise. Il ignore pourquoi ce connard semble avoir peur de lui, pourquoi il le dévisage avec des yeux de chaton affolé, mais il s'en fout. Peut-être a-t-il savouré quelques anecdotes savoureuses en lisant son dossier. Peut-être a-t-il du mal à assumer les conséquences de ses actes, ou plutôt de son inaction, en l'occurrence. Malefoy s'en fout. Il n'a aucune rancœur. Potter est mort pour lui, comme tout ce que lui-même incarnait le dernier jour où ils se sont vus, et il n'a aucune envie de réveiller de vieux souvenirs.

Potter doit finir par se rappeler qu'il a du courage Gryffondor dans les veines à la place du sang, car il se redresse tout à coup pour oser affronter son regard :

– Je suis ton contrôleur judiciaire, articule-t-il. C'est moi que le Ministère a désigné pour assurer ton suivi après ta sortie de prison.

– Merveilleux. Je suppose que tu t'es porté volontaire ?

Potter ne répond pas. Sobrement, il lui tend une carte :

– Voici les coordonnées du centre de réinsertion auquel tu as été affecté, déclare-t-il. Tu trouveras une conseillère là-bas avec des solutions pour t'aider.

– Comme c'est charitable de ta part. Et de celle de tes patrons.

Déchiffrant rapidement la carte, Malefoy lit :

– Hermione Granger.

Il éclate d'un grand rire :

– Granger est ma conseillère de réinsertion ? C'est une blague ? Vous faites une réunion des anciens élèves, ou quoi ? Tu vas peut-être me dire que Weasley est planqué en haut du toit ?

Potter pince les lèvres, sans rien dire. Il a eu un mouvement de recul en le voyant rire. Sans doute un rire trop primitif pour lui... Pour les souvenirs qu'il croit avoir de son vieil ennemi... Désolé, Potter. Désolé si je ne porte plus le costard aussi bien, si je ne pose plus ma serviette sur mes genoux avant de manger et si je n'aligne plus mon couteau avec ma fourchette. J'ai eu d'autres préoccupations, ces dix dernières années.

– Hermione a choisi de travailler au département de la Justice, articule Potter. Elle s'occupe entre autres des cas de réinsertion difficile. Elle...

– De réinsertion difficile ?

Malefoy rit à nouveau, sans préciser sa pensée, ce qui une fois encore semble donner à l'Elu l'envie de se jeter à la mer.

– J'ai été ravi de te revoir, Potter, reprend Malefoy. Mais je ne crois pas que Miss Je-Sais-Tout pourra m'être d'une quelconque utilité dans ce domaine. Ou plutôt, je ne veux pas de son aide.

Potter paraît surpris, pas par son refus, mais par le qualificatif employé pour désigner Hermione. A quoi t'attendais-tu, Potter ? Sang-de-Bourbe ? Ces mots signifient-ils encore quelque chose, aujourd'hui, là dehors ?

L'Auror le regarde froidement :

– D'accord, mais les rendez-vous avec moi sont obligatoires, dit-il en sortant une nouvelle carte de sa poche. Viens à cette adresse, tous les lundi à 10h.

– Sinon ?

– Sinon on te renvoie dans le trou à merde d'où tu viens.

Malefoy sourit. Bien, Potter. Là, je te retrouve enfin. Où était donc passée ta fougue ? Tu as l'air d'un faible, Potter. Que t'est-il arrivé ?

Théâtral, Malefoy se tourne pour regarder l'horizon derrière lui et hausse les épaules. Feignant l'indécision, il joue avec sa baguette quelques instants, puis il lance :

– Alors à lundi, Potter.

Et il transplane.

Malefoy émerge quelque part dans l'Allée des Embrumes. Il retrouve avec une sensation étrange le flux de la magie trépidant dans ses veines. Le sentiment de déstabilisation que l'on ressent lorsque l'on transplane. L'impression d'avoir tout un univers à portée de ses doigts...

Malefoy regarde autour de lui, et, aussitôt, se sent dans son élément. La ruelle est étroite et sombre, comme les couloirs de la prison. Le même genre d'environnement que celui qu'il a connu au cours de la décennie écoulée. Personne ne le dévisage, car dans l'Allée des Embrumes, personne ne dévisage personne. Mais il devra tout de même faire attention à son tatouage. Dans l'Angleterre d'après Voldemort, même l'Allée des Embrumes rejette les Mangemorts. Il faudra faire avec.

Malefoy s'autorise un sourire sur son visage aiguisé. Il a survécu au pire des Enfers sur Terre. Il est un ancien Mangemort qui a survécu à toute une population de criminels qui le haïssaient. Il pourra survivre aux rues de Londres.

Un lointain souvenir lui revient un mémoire, un fragment de littérature glanée à l'époque où il avait encore accès aux livres. Le brillant écrivain Frank Herbert a écrit un jour : « L'ennui, avec un certain type de guerre, c'est qu'il détruit toute parcelle de sens moral chez les individus vulnérables. Les guerres de ce type ont pour conséquence de replonger des survivants intérieurement détruits au milieu de populations innocentes, parfaitement incapables d'imaginer ce dont ces soldats de retour sont capables. »

Malefoy sourit. Frank Herbert avait bien raison. Sauf que lui n'est pas un soldat : il est un meurtrier, ce qui est pire.

Regardant autour de lui, Malefoy quitte l'Allée des Embrumes et s'aventure dans les rues passantes de la capitale. Il n'a aucune idée de ce qu'il va faire, mais il n'en ressent aucune crainte. Il ne craint plus rien depuis bien longtemps.

Au début, il recherche les ombres, évite les regards, se cache. Et puis, peu à peu, il se fond dans le paysage.

Drago Malefoy retrouve Londres. Il investit la ville, transformé, détruit, libre : il s'avance, en pleine lumière.

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