Mispel

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Un soir d’hiver, vers 22h, elles se rendirent au bois. Il était plus tard qu’a l’ordinaire. Leurs interminables exercices de physique les avaient retenues enfermées, trop longtemps à leurs goûts. Malgré le froid perçant qui traversait toute leurs étoffes, elles se faisaient une joie d’y aller. La lune, ronde, brillait parmi ses étoiles, ce qui leur offraient une grande visibilité sur ce qui les entourées.

Arrivées près des néfliers, elles firent une longue pause pour déguster avec délectation les fabuleux fruits que leur présentaient ces arbres. Cela faisait quelques jours que la première gelée avait eu lieu, et le goût de la crème remplissant les petites poches brunâtres stimulait leurs papilles plus que jamais. Les chiens aussi quémandaient leurs parts. Las d’attendre les offrandes si peu généreuses de leurs maitresses, ils se mirent rapidement à arracher les fruits directement des branches.

Après une bonne heure, elles se remirent en route, la bouche pleine de petit noyaux velus, avec l’idée de disséminer les fameuses graines pour faire proliférer l’espèce. Le sérieux n’était pas de coutume : une bataille de noyaux se déclencha rapidement, et des tirs baveux, mêlés à des éclats de rire fusèrent en travers du chemin sur une bonne quinzaine de mètres. Après cette parenthèse, elles reprirent tranquillement leur marche en écoutant les bruits émis par les profondeurs du bois. Elles aimaient ce silence agrémenté du soupir des feuilles, ou du son des brindilles tombées des arbres qui se rompe sous la masse d’un corps sauvage. En entrant dans le champ, elles entendirent un glapissement et devinèrent une course effrénée entre Dolly et un chevreuil moqueur. Tina ne se fit alors pas prier pour aboyer et rompre une fois de plus le calme de la soirée. Après un cri strident (mais synchronisé) -- « TINAAAAAA !!!!!!!! » -- l’excursion repris son cours.

De retour dans le sous-bois, quelque chose avait changé, radicalement. Plus elles avançaient et plus l’ambiance se faisait pesante et oppressante. Elles, qui d’habitude passaient pour téméraires, se sentaient gouverner par une sorte de frayeur, non quantifiable.

- « C’est étrange…Je me sens bizarre tout d’un coup, j’ai presque peur tu le crois ça ? émis Floriane du bout des lèvres, dubitative.

- Ah c’est exactement ce que j’allais dire ! Comme d’habitude tu m’ôtes les mots de la bouche ! s’exclama Marie ; J’ai des sueurs froides, avec un présentiment de mauvaise augure…

- Oui il a quelque chose de pas tout à fait net dans l’air…même nos chiens sont près de nous. Bon de toute façon nous sommes là et jusqu’à preuve du contraire il est impossible de se téléporter et puis il n’y a rien de rationnellement terrifiant…

- Pour la téléportation j’avoue que je n’ai encore rien lu dessus…mais si on court on sera plus vite rendu !

- J’aime ta logique implacable ! A toi l’honneur, je te laisse passer devant ! »

Elles se mirent alors à courir de plus en plus vite, de façon à chasser ce sentiment de terreur qu’elles n’appréciaient guère. Dans cette situation, le chemin paraissait terriblement long : leur pas, même rapide, ne parcouraient pas la distance aussi vite qu’elles le souhaitaient. Seules les branches qui empiétaient sur le chemin qu’elles dévalaient, les fouettant au visage, rendaient compte de leur vitesse. Soudain, de façon extrêmement brutale et violente, la personne tout entière de Marie percuta le tronc d’un arbre. En tentant de l’éviter, Floriane s’étala dans le fossé en contre bas. Sans grands dégâts osseux mais avec quelques égratignures, les deux amies se relevèrent péniblement. Marie aida Floriane à sortir du fossé, relativement profond. Elles s’assirent alors quelques minutes sur la racine de l’arbre pour reprendre leurs esprits.

- « Comment tu t’es mangé l’arbre ! s’était violent ! se moqua Floriane

- On en parle de toi dans le fossé ? riposta Marie, amère ; d’ailleurs il n’a rien a faire la cet arbre…c’est un chemin ! un CHEMIN ! la définition même d’un chemin c’est qu’il n’y a pas d’arbre dessus ! »

Elles se regardèrent et explosèrent de rire. Il faut dire que la situation était particulièrement cocasse. Après quelques secondes d’égarement, elles se reconcentrèrent. La peur n’était plus vraiment d’actualité. Elles étaient tiraillées entre la fascination et le déni : un arbre ne pouvait pas se déplacer, ni pousser en si peu de temps. Elles voulurent alors trouver une explication rationnelle. Mentalement, elles refirent le chemin et en s’aidant des éléments alentours purent déduire leur localisation.

- « Bon dis moi si je me trompe : là nous sommes censées être juste en face du néflier.

- Je suis entièrement d’accord. »

Floriane, le souffle court, avait les yeux rivés sur la pente qu’elle venait de dévaler. Marie, en la voyant dans un tel état de pétrification, suivit son regard et compris immédiatement ce qui se passait : l’endroit duquel elle avait repéché Floriane n’était autre que l’emplacement exact du néflier. Elle tenta alors un trait d’humour :

- « On dirait bien que le mispel s’est fait la malle »

En esquissant un sourire, Floriane leva les yeux au ciel et resta de nouveau figé. Le néflier avait été déplacé et elles étaient actuellement assises sur ses racines. Lorsque l’information atteint le lieu de traitement des données et y trouva sens, elle se leva précipitamment. Par mimétisme, Marie se retrouva campé sur ses pieds, bouche bée.

- « Waou…Je crois que je suis en plein délire là… »

Marie, les yeux toujours rivés sur l’arbre, pinça de façon robotique le bras de son acolyte.

- « Mais aïe ! s’écria Floriane en se prenant le bras.

- Désolé c’était pour être bien sûre que moi non plus je ne sois pas en train de rêver…Tu as entendu un bruit de chantier ou quelque chose comme ça ?

- Bien sûr que non…qui voudrait déplacer un arbre pour le mettre en plein milieu du chemin à une heure aussi tardive ?

- Je ne sais pas je demande…Il doit bien y avoir une explication »

Un craquement sourd s’émana subitement de l’arbre. Les deux amies reculèrent d’un pas. Les racines s’élevèrent à quelques millimètres du sol et le néflier se courba légèrement avant de se mouvoir par reptation. Après avoir fournir un effort spectaculaire qui ne le fit avancer que d’une dizaine de centimètres, l’arbre s’immobilisa et rejeta ses ramures vers l’arrière. Avec lenteur, il se tourna vers les mi-intriguées-mi-apeurées. Un son bas, puis des mots enveloppés dans une espèce de soupir rauques parvinrent à leurs oreilles.

- « Enchanté. Je vous attendais.

Pardonnez-moi de vous avoir surprises et blessées. Cela n’était pas dans mes intentions. Mais le bois encourt de grands risques. Jusqu’à maintenant, cette île de sauvagerie, primitive et préservée, était protégé de l’action des hommes, par le protecteur. Depuis sa disparition, il y a de cela quelques années, des immeubles, routes, gendarmerie, locaux n’ont cessé ne se multiplier à l’orée de ce bois. Mais je ne vous apprends rien. Vous venez depuis suffisamment longtemps pour avoir vu ces changements mortuaires se produire. Tous les alentours étant désormais anthropisés, le regard ravageur des hommes se tourne vers notre habitat. Il ne leur faudra que peu de temps pour parvenir à leur fin, qu’ils ont déjà bien planifié. Quand je parle de fin, je ne parle pas que de la destruction de ce bois, ou selon eux de « sa valorisation », mais aussi de la fin de leur règne et de l’extinction de leur espèce.

Je m’égare. Pardonnez mon discours prolixe. Je n’ai pas souvent l’occasion de parler à d’autre individus que ceux mon espèce. Revenons à l’essentiel. Beaucoup ont tenté de retrouver le protecteur mais aucun n’y sont parvenu. Vous pensez certainement qu’il est mort, comme beaucoup d’autre. Mais dites-vous bien que cela est impossible : le protecteur ne meurt pas… où disons plutôt qu’il est déjà mort…Voyez le comme vous voulez mais il est impératif de le retrouver. C’est pourquoi je vous charge de cette tâche, que j’espère que vous accomplirais dans les plus brefs délais. Vous connaissez le bois. Vos âmes sont attachées à ce lieu. Je n’ai donc aucun doute quant à l’investissement dont vous ferrez preuve pour mener à bien cette quête. Et vous trois, les poilus, aidez-les autant que vous le pouvez : traqué le mal et protégez-les contre la lueur noire.

Maintenant rentrez chez vous et reposez-vous. Les semaines qui vont suivre risque de ne pas être de tout repos…

Oh, j’allais oubliez ! Merci pour les graines que vous propagez tout au long du chemin et qui permettent à ma progéniture de ne pas être gêné par la densité de mon feuillage. Nous ne sommes pas des sciaphiles nous autres ! » Son discours se clôtura sur un rire lent suivit d’une toux rauque.

Bien après que l’arbre se soit tu, Floriane et Marie étaient toujours là. Chacune réfléchissait à ce qui venait de se produire mais aucune n’avait le courage de poser les questions qui lui venaient en tête. Elles se décidèrent enfin et contournèrent l’arbre en silence pour suivre son dernier conseil.

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