Chapitre 12 - Le monstre au fond de moi

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La porte d’entrée claqua derrière lui. Léo s’éloigna d’un pas vif de la maison des Owens, submergé par l’épouvante et la colère. Prisonnier d’un sentiment de culpabilité, il enrageait. Les poings enfoncés dans les poches de son jean, il réalisa qu’il avait oublié son manteau. Il s’arrêta, mais l’idée même de se retrouver face à Mickaël le révulsait. Celui qui avait été son complice et ami était devenu un criminel. Le pire était de se dire que rien de tout cela ne serait arrivé s'il avait gardé la disquette. Il donna un coup de pied dans une pierre qui partit rouler au milieu de la route. Une voiture passa à ce moment et roula dessus avec un léger heurt...

Choix…

Et conséquences.

"... C'est grâce à toi, mon vieux, j'pourrai jamais te remercier..."

C'était ce qu'il avait dit.

Une moue d’amertume se dessina sur son visage, quand il se remémora le moment où lui-même avait testé les possibilités du jeu. Il se remit en marche, plongé dans ses souvenirs. Il revoyait cette gentille famille qu’il avait créée : Roger et Hanna. Il les avait fait progresser, jusqu’à ce que le seul plaisir de la performance soit devenu insuffisant. Par esprit lubrique, le parfait petit couple de Niamuh avait respectivement expérimenté les joies de la relation extraconjugale, avec un puis deux partenaires. Léo avait poussé toujours plus loin la capacité de séduction des personnages. Evidemment, chaque conquête lui renvoyait un sentiment de jubilation et de vanité, comme si c'était lui qui les conquérait. Il mêla les hommes, les femmes, tenta de faire participer le couple à une orgie. Sans succès, l’attachement émotionnel ancré en eux concluait chaque fois la scène en esclandre de jalousie. Il se heurta à certaines limites d’âge impossible à franchir à première vue. Il renonça donc à pousser monsieur Parfait à cette immoralité, n’étant pas de ce genre de désaxé que les petites filles excite. Après avoir réalisé le maximum de combinaisons possibles, l’amusement avait tourné court. Il voulait s’essayer à de nouveaux challenges.

Evidemment, il n’avait encore aucune idée que tout ceci arrivait à de vraies personnes. Il ne faisait que jouer à un jeu.

Il avait fini par comprendre que les Niamuh pouvaient naître, grandir et même vieillir. Il se demanda alors si le programmeur du jeu avait envisagé de traiter la mort. C’était drôle de créer, mais ça l’était tout autant de détruire. Le concept de réalité virtuelle était à son sens très purgatif, dans le sens où les utilisateurs pouvaient extérioriser, sans la moindre conséquence, des désirs inavouables, libertins ou même carrément morbides.

Le mari – Roger – qui était devenu la cible à abattre dans la famille, tant pour la mère que pour Samantha et Dan, les adolescents, fut donc l’objet de sa première expérience. Il envoya des ouvriers du bâtiment convevoir un projet de construction attenant au cabanon familial : une petite pièce dans laquelle il fit livrer plusieurs gazinières de médiocre qualité qui vinrent décorer l'ensemble des murs. Il ordonna à ce cher Roger d'aller y faire à manger. Une fois celui-ci bien affairé aux fourneaux, Léo repassa en mode « construction » et relança les ouvriers sur la fin du chantier : la condamnation pure et simple de la seule et unique porte par un mur. Ils furent ensuite congédier. Pendant des heures, Roger fit des pancakes, puis des lasagnes puis un gratin, sans en oublier des boulettes de viande et des empanadas, jusqu’à ce qu’irrémédiablement... l’un des électroménagers crée un court-circuit et qu’un incendie se déclare. Vu l’espace exigu, les flammes ne prirent que quelques minutes à se propager à l’ensemble du mobilier présent. Le gentil Roger affichait une panique presque burlesque, levant haut ses genoux, les mains sur la tête. Il criait, cherchait un téléphone qui n’existait pas, se confrontait à l’illogisme de cette pièce sans sortie devenue son enfer personnel. Il ne put fuir le brasier qui l’enveloppa d’une immatérielle teinte rouge-orangée, dansant autour de son corps agité. Léo se délecta de la scène, affichant un sourire fasciné.

C’est là qu’il pensa à Oups, le chien miniature que sa mère avait adopté quand il était parti à la fac.

Il détestait ce clébard, toujours à aboyer de manière stridente et à te regarder avec des yeux exorbités. Combien de fois avait-il eu l’envie folle de simplement shooter dedans, sans pouvoir assouvir son désir ? Sa mère avait pris ce cabot pour compenser le départ de son unique fils du nid familial. Elle reportait, sur cet avorton au poil court, toute la frustration d’amour qu’elle ne pouvait plus offrir. Non pas que ce chien fut un concurrent pour Léo, mais dans le cocon de leur famille, son père en plaisantait souvent. Cette créature courte-sur-patte catalysait une partie de sa propre frustration d’enfant unique éconduit. Même s'il n'était plus présent, il avait du mal à accepter que sa mère cajôle ce corniaud comme s'il avait été lui. Ouais, il était jaloux de ce clebs.

Il se demanda s’il serait capable de créer sa propre famille. Il n'hésita pas longtemps et s’autorisa à relever ce nouveau défi.

Direction le Maryland.

La ressemblance avec la ville, ses quartiers, ses rues le sidérèrent. Il était épaté par autant de réalisme, plein d’une réelle estime envers celui ou ceux qui avaient dû passer des mois entiers à ainsi reproduire la réalité…

En localisant finalement sa propre avenue, il fut complètement scié de découvrir la maison de ses parents déjà reproduite. Etonné par tous les détails présents – allant du tableau des Nénuphars trônant dans le salon à la disposition parfaitement respectée de son ancien chambre d’enfant – il poursuivit malgré tout. Il chercha à se montrer créatif cette fois : il créa un trou dans le jardin où il attira Oups avec un gros os. Il monta autour de lui de hauts murs sans toit… histoire de pouvoir contempler allègrement tout le processus.

Cet os sera le dernier de ta vie, saloperie… avait-il songé, machiavélique.

Et il avait attendu patiemment.

Quand le chien s'était mis à japper, il avait coupé le son des petites enceintes qui encadraient l'ordinateur. Ce fut une panacée de se couper de ce bruit insupportable.

Quand l'avatar de Danielle avait réalisé la disparition de son petit trésor et qu’alertée par les aboiements répétitifs dans la jardin, elle était venue tourner avec angoisse autour de la prison, il s'était calé dans le fond du fauteuil, les doigts croisés sur le ventre. Il savoura cette revanche douceureuse, de celle des femmes trompées qui peuvent enfin se venger.C'était un soulagement sadique.

Et bim, ça t'apprendra à me faire croire que tu aimais cet horrible clebs autant que moi...

Pour compenser, il prit grand soin de sa mère alors qu'elle s'évertuait à vouloir vainement fracasser le mur à coup de masse. Il la contraignit régulièrement à abandonner la construction, pour aller se nourrir, se laver, se reposer et faire ses besoins. Mais chaque fois, elle semblait se souvenir et repartait pour sauver son animal chéri.

Quand le chien commença à montrer les premiers signes de faim, il se prépara un sandwich.

La mort prit plusieurs jours.

L’attente fut presque fastidieuse et le plaisir qui en découla ne fut pas à la hauteur de ce qu’il espérait.

Par contre, quand le téléphone sonna, avec la voix de sa mère brisée à l’autre bout du fil, ce fut un électrochoc. C'était arrivé pour de vrai. La prise de conscience qui suivit le monologue de son inconsolable génitrice le renvoya à son sadisme. Elle tenait des propos qui auraient pu sembler incohérents à n'importe qui d'autre. Mais Léo savait que ce projet de cabanon sorti de nulle part était réel, comme il savait que le silence derrière ce mur signifiait bel et bien la mort du  corniaud. Sa mère était complètement déboussolée :

— Je suis certaine qu'il était là, juste derrière ce mur ! Mais comment il a pu y rentrer ? J'ai fait cent fois le tour, je te jure, il n'y avait pas une seule ouverture, pas un trou, rien ! Même ton père n'a pas su me dire qui avait payé ces ouvriers à venir faire ce truc dans notre jardin ! Et... je ne sais pas, j'ai essayé de le détruire, j'ai essayé... mais, j'oubliais parfois et je me retrouvais dans la cuisine à faire autre chose, sans comprendre... Oh, Léo, je deviens folle, je crois !

Comme l'écho d'un mauvais film, il revoyait les images de sa mère en larmes autour du mur et le chien en agonie derrière.

— On vient de faire abattre le mur... et j'avais raison, sanglote t-elle. L'odeur horrible de son petit corps... Il n'avait que la peau sur les os ! Je crois même qu'il avait commencé à se ronger une patte...

Les images de Roger et des flammes lui revinrent aussi.

Hanna avait-elle aussi fait détruire le tombeau de flammes de Roger ? Avait-elle découvert son corps calciné au milieu des gazinières ? S'était-il dit que le pauvre Roger avait été diablement créatif pour se suicider ? L'incohérence de cette scène avait-elle provoquée une enquête ?...

Cette famille n'aurait jamais d'explication à cette macabre fin, l'affaire serait classée.

Lui continuerait sa vie... impunément.

Quel monstre était-il, dans le fond ?

Epouvanté par cette question, il avait immédiatement débranché le lecteur de disquette. Les conséquences liées à ce qu'il avait fait dans la réalité de ce "jeu" le hantaient et il en perdit le sommeil. Honteux et désespéré, il avait finalement rejoint son meilleur ami, le seul à posséder l’empathie nécessaire à une telle responsabilité.

Jamais il n'aurait imaginé que Mike puisse nuire volontairement à un être vivant. Pour ça, ils étaient différents... Mike était doté d'une profonde sensibilité. Sur le moment, il s'était dit que cette mission redonnerait même du sens à sa vie, après le drame avec Alix...

Sur le moment, cela lui sembla être l'option la plus logique.

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