Chapitre 13 - Expérimentations approfondies

10 minutes de lecture

Mickaël ne pouvait pas s'arrêter là. Ce qu'il avait découvert dépassait l'entendement et remettait tout en cause. La théologie, l'humanisme, la psychologie, la mort, la vie... la morale. Il avait cru pouvoir caresser la surface de ce pouvoir monstrueux. Quand il avait repris ses esprits, c'était son bras entier qui fouillait la boue putride.  

C'était un cataclysme émotionnel où il perdait pied, tous ses repères brisés. Malgré le vertige, il s'efforçait de garder la tête froide. Il ne devait plus se laisser happer par ses désirs les plus vils, comme avec cette fille, ou succomber à la colère avec Léo. Il était au-dessus de tout ça, au-dessus d'eux.  

Avec le recul d’une nuit, il posait sur cette altercation une analyse pragmatique : encore trop attaché à son ancienne perception erronée du monde, il avait considéré Léo comme un être libre et indépendant. Ce qu’il n’était pas plus que ses voisins ni aucun humain de cette planète. Il était essentiel qu’il se défasse complètement de cette idée. Léo était comme les autres.

Il inspira profondément et passa ses doigts dans ses cheveux pour les plaquer vers l’arrière, croisant ses doigts sur sa nuque.

La fille. Sarah.

Emporté par les émotions, il n'avait pas appliqué le protocole avec méthodisme. L'expérience était incomplète à cause de nombreuses variables : quand et comment le cadavre avait-il disparu ? Au bout de combien de temps ? Comment s’était déroulée la résurrection du personnage ? Par quel phénomène ? Il devait conclure son expérience et vérifier les dysfonctionnements éventuels du processus de « duplication ». Il saisit machinalement sa veste et vérifia les dernières entrées de programmation pour quelques personnages, puis éteignit l’ordinateur.

Dans la rue, il arpentait le trottoir d’un pas vif, sans prêter attention à son environnement. Les mains dans les poches, il cogitait en faisant le point sur ses connaissances en physique, notamment sur la composition de la matière. Il avait suivi quelques cours de sciences, notamment pour découvrir ce qui se cachait au-delà de la chair, du sang et des os. Car tout être, humain inclus, était essentiellement constitué de protons et de neutrons, les composants du noyau atomique. Une des hypothèse était la théorie sur l'asymétrie de l'univers, comme origine de la matière. Cette idée était remise en cause par une grande majorité des chercheurs qui y opposait que l’Univers fonctionnait par principe d’équilibre symétrique. En attestait, par le plus simple exemple, qu’à toute particule chargée positivement en correspondait une de charge négative.

Mickaël se remémoréa le visage de son professeur de l’époque, alors que ce dernier exposait avec passion cette controverse faisant perdre le sommeil aux physiciens. Pour Mickaël, cet axiome du miroir était universel. Il s’étendait au-delà de la science pour toucher des concepts spirituels ou ésotériques. Le Yin et le Yang, l’équilibre des polarités contraires avec les opposés magnétiques, le chaud et le froid, le feu et l’eau, l’ombre et la lumière… le bien et le mal. Tout avait son pendant.


Il réalisa qu’il était déjà arrivé au Madison Gare, le café où travaillait Sarah. Il l’observa un instant à travers les grandes baies vitrées, remuant une dernière fois ses réflexions. Et si quelque chose ou quelqu'un avait cherché à créer le chaos, le déséquilibre dans l'univers ? Si c'était le cas, il devait comprendre pourquoi.

La porte s’ouvrit en tintant d'un double carillon, annonçant son entrée à tous les clients et employés. Il choisit une des tables libres et chercha le regard de Sarah, qui allait et venait avec empressement. Souriante, elle brandissait comme une arme légendaire sa cafetière fumante en verre. Elle dispensait quelques filets d’ébène dans les mugs des habitués. Suivant son parcours, digne d’un ballet entre chaises et tables. Un petit chauve n'avait d'yeux que pour son déhanché aérien.

Toute à son travail, la jeune fille ne remarqua pas tout de suite le nouveau venu. Alors qu’elle disparaissait dans la cuisine, Mike distingua une forme sombre qui perturba furtivement son champ de vision. Une aberration fugace, une tâche là où il aurait dû ne rien y avoir. Par-delà la vitre, au dehors, s’était tenue une silhouette immobile. Il ne l’avait qu’aperçue, presque devinée, dans le mouvement vif de sa pupille. Mais sa mémoire sensorielle avait déclenché une alarme dans son cerveau, au point de nouer brusquement ses tripes. Cette silhouette fixe était résolument tournée dans sa direction. C'était lui que cette chose cherchait. Un frisson désagréable lui glissa le long de l’échine ; cette acide sensation lui confirmait qu’il n’avait pas rêvé.

Pourtant maintenant, il n'y avait plus personne.

Il sursauta en jurant quand la blondinette se planta près de lui avec un joyeux salut.

« Oh, pardonnez-moi monsieur ! Je ne voulais pas vous faire peur… s’excusa-t-elle avec un sourire enjoué.

Les yeux ronds, Mickaël s’efforça de chasser son embarras et offrit un sourire grimaçant à la serveuse.

— Ce n’est rien, j’étais ailleurs… Vous avez vu, cette personne-là, dehors… ? tenta-t-il, en désignant la rue du doigt.

— Une personne ? s’exclama-t-elle en pivotant, cherchant des yeux. Oh, nous avons de plus en plus de sans-abri qui trainent devant le restaurant. Je suis désolée que cela vous ait mis mal à l’aise. J’ai l’impression qu’ils ont un comportement différent depuis le bug de l’horloge atomique…

Elle se pencha vers lui, sur le ton de la confidence et ajouta :

— Vous croyez que ça a pu leur détraquer le cerveau, comme ils vivent dehors ? questionna-t-elle en faisant tournoyer son index près de sa tempe.

Mike resta interdit à l’évocation de cet événement et son rictus se décomposa un peu plus. Suffisamment pour qu’elle change de sujet, visiblement convaincue d’avoir dit une idiotie.

— Du café ?

Il se contenta de tendre sa tasse.


Reprenant pied, il conclut qu'elle n’avait visiblement aucun souvenir de lui.

— Dites-moi… j’ai l’impression qu’on se connaît… ébaucha t-il, dans le but de vérifier une dernière fois sa théorie.

Elle gloussa, une main devant les lèvres.

— Je ne sais pas, nous voyons passer beaucoup de monde par ici… sourit-elle, les joues se teintant d’un grenat délicieux.

Il insista, la dévisageant avec curiosité, cherchant à provoquer un déclic dans sa mémoire.

— Dans une autre vie, peut-être ? ajouta t-il avec mystère.

— Oui, oui… rougit-elle de plus belle, tout sourire. Mais je me serais souvenue d’un beau garçon comme vous, c’est certain !

Il émit un petit rire, à peine un souffle, pouvant lui laisser croire qu’il se sentait flatté par sa dernière remarque. En vérité, il prenait note avec causticité. Elle n’avait aucune idée de qui il était.

Il vida son café d’une traite.

— Vous êtes libre après le travail, mademoiselle ?

Tout comme la première fois, elle le suivit jusque chez lui sans la moindre réticence et jusqu’à cette chambre qui avait pourtant été le lieu d’une scène morbide. Non, Sarah était souriante et même curieuse de ce nouvel environnement. Elle inspecta, avec une réserve polie, les photos encadrées aux murs qui montraient Mickaël adolescent, avec des trophées de science entre les mains, aux côtés de sa mère. Le papier peint défraichi s’écornait par endroits mais elle ne le remarqua pas. Elle sillonna telle une frégate légère au milieu du flot de papiers froissés, d’emballages vides et de vêtements échoués, en recrudescence depuis le départ de l'armée de femmes de ménage. Elle accosta en douceur le lit fait à la va-vite et s'y installa. Elle déplaça un caleçon douteux de ses doigts en pince puis dit :

— J'aime bien ta chambre !

Elle avait déjà vu pire apparemment, peut être au sein de sa propre famille.

Mike s’installa aussitôt devant son ordinateur.

Comme la première fois, elle supposa avec candeur qu’il allait mettre de la musique pour détendre l’atmosphère.

« Programme NIAMUH »

- Programme principal code 2986#56#2

- Programme de focalisation achevé

Sarah Veratim, 19 ans. Emploi actuel : serveuse au Madison Gare.

- Actions à programmer ?

Ses doigts restèrent en suspension un instant au-dessus du clavier ; elle choisit ce moment pour parler :

« Mickaël ?... Tu viens me rejoindre ? Ça fait longtemps que tu n’as pas amené de fille ici, non ? » plaisanta-t-elle.

Il expira et ses doigts se délièrent pour taper sur le clavier une série de commandes.


Sarah se leva et vint récupérer très simplement le large couteau abandonné sur le bureau. En contemplant Mike d’un regard éteint, la lame se posa doucement sur sa gorge avant d’y pénétrer sous la poussée de la paume. Une cascade rougeoyante en jaillit et elle entrouvrit la bouche d’où s'échappa d’abord un gargouillis humide, puis un filet épais du liquide carmin. Le couteau ainsi planté en travers de la gorge, elle demeura immobile, ses ravissants yeux verts rivés sur lui. Cette fois, pas de surprise, pas de choc, pas de rejet. Pour Mike, la scène était mieux qu'un film d’horreur. L'odeur du sang presque familière, sucrée et métallique, lui chatouilla les narines.

La dernière fois, il lui avait manqué un élément essentiel, car dans la précipitation il n’avait pas précisé tous les facteurs de création. Il comptait bien corriger cela.

- Créer un nouveau personnage ? Oui

Données en cours...

- Programme de localisation achevée :

Famille Owens, état actuel : 1 enfant, 1 maison

Situation et revenus : 1 adulte en arrêt maladie longue durée

Scolarité : 1 enfant scolarisé

« Lancer la création d’un nouveau personnage ? »

Il frémit en voyant les données au sujet de sa propre mère s’afficher. Arrêt maladie, mon cul. Gueule de bois permanente, plutôt. Il grimaça et se souvint qu'il l'avait libérée de sa position d'attente et qu'elle devait déambuler quelque part dans la maison, une bouteille de scotch à la main.

« Merde, t’égare pas, mec… C’est pas vraiment ta mère, ce truc. Tout ça, c’est des conneries, rappelle-toi, rien n’est vrai. »

Il se mordit la lèvre et poursuivit la création du personnage « Sarah ». La seule différence était que cette fois, la gentille et souriante jeune fille appartiendrait à la maison des Owens, s’annonçant comme un membre de la famille. Mike avait toujours voulu avoir une soeur. Voilà était corrigé. 

Concentrée, il la reproduisit à l’identique puis cliqua sur le bouton Enter.

Arrondissant ses lèvres en rond, il souffla longuement en se repoussant dans le dossier du fauteuil. Il n’y avait plus qu’à attendre.

Il fit pivoter son siège et se cala, les doigts croisés sur le ventre, fixant le cadavre.

Le temps sembla s’étirer en longueur, se suspendre. Ce fut le poids de sa tête chutant vers l'avant qui le réveilla en sursau. Il cligna plusieurs fois des yeux. Par terre, le cadavre n’était plus qu’une myriade de particules bleutées qui dessinaient vaguement la forme d'un corps. Le phénomène était si diffus, qu'il suffit d'une seconde pour que le brouillard en pointillisme s’évanouisse. Son cœur se contracta et il retint son souffle. Cette fois, il avait pris soin de cibler l’emplacement exact de l’apparition du personnage. Il ne pouvait pas rater ça une seconde fois.

Il scrutait avec angoisse le vide devant lui, entre le lit et la porte close, n’osant même plus ciller.

Des ombres se dessinaient sur son champ de vision. Il lutta pour maintenir ses paupières grandes ouvertes, mais des larmes brouillaient sa vue.

Il cligna finalement.

En une seconde, Sarah se retrouva devant lui. Une vague lumière teintée de parme et de bleu enveloppait son corps vêtu de la charmante tenue de service du café. Une apparition, soudaine et inexplicable, dont la seule preuve d'irréalité était cette lueur colorée déjà en train de s’évanouir. Mike enragea, se levant brusquement en s’écriant :

« Non ! Je ne peux pas me contenter de ça ! »

Agacé par cette frustration imprévue, de ce genre qu’on ressent quand il y a une coupure d’électricité en plein milieu du suspense d’un film passionnant, il envoya voler son fauteuil pour dégager l’accès jusqu’à l’écran et se pencha au-dessus du clavier. Il martela les touches avec acharnement.

- Créer un nouveau personnage ? Oui

Données en cours...

- Programme de localisation achevée :

Famille Owens, état actuel : 2 enfants, 1 maison

Situation et revenus : 1 adulte en arrêt maladie longue durée

Scolarité : 1 enfant scolarisé, 1 enfant en emploi

« Lancer la création d’un nouveau personnage ? »

« Oui, nom de dieu ! Tu croyais vraiment que j’allais me contenter de ce flash incompréhensible ? Recommence immédiatement ! » fulmina t-il à l’encontre du pc.

- Environnement demandé ?

Il cibla de nouveau avec soin puis ajouta le code de triche, avec une rectification, grâce à la manipulation apprise par Leo :

[Cs/script : TIMER SLOWDOWN]

Il se retourna vivement, haletant.

« Tu ne m’auras pas cette fois… me prends pas pour un con… »

Tout commença par l’impression étrange d’avoir des tâches sombres devant les yeux, comme lorsqu’on se relève trop vite ou qu’on a fixé longtemps une lumière intense, mais les ombres n’étaient pas collées à sa rétine. Elles semblaient suspendues dans les airs, à hauteur d’homme et chose plus étonnante ; elles tourbillonnaient. Le mouvement, bien que régulier, était clairement double ; les ombres se croisaient à une vitesse qui s’accélérait progressivement. Attirant l’œil à la manière d’une étoile filante qui disparait aussi vite qu’elle est apparue, une étincelle se produisit au moment où deux ombres se percutèrent. Quelques secondes après, une autre explosion de lumières apparut sur la gauche, puis en bas, à droite, encore en bas, le phénomène augmentant de manière exponentielle, jusqu’à ce que l’ombre devienne si radieuse que Mickaël dut plisser les paupières pour continuer à regarder.

La scène se déroulait au ralenti devant ses yeux et peu à peu, il pouvait distinguer avec une netteté croissante les contours du corps de Sarah, les volutes de ses cheveux blonds, la longueur de ses jambes… Il était fasciné par la toile entremêlée qui se dessinait autour d’elle en plusieurs filaments lumineux, irisés de parme et de bleu. A quoi la reliaient-ils ? Cela lui évoqua un cordon ombilical. Ce tracé coloré, similaire à un brouillard épais, pénétra dans la bouche grande ouverte de la jeune fille, par ses oreilles et ses yeux puis s’atténua lentement. Il avait été absorbé par le corps.

La lumière disparut.

A sa place, se tenait Sarah, bien droite, légèrement souriante, les bras le long du corps.

Mike était sidéré.

Il se laissa choir dans son fauteuil qui roula en arrière et heurta le bureau.

C’est alors que son regard fut attiré par un mouvement sur le lit.

Une autre jeune fille blonde y était allongée, en tout point identique à celle debout devant lui.

« Merde… »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Ophélie Datiche ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0