Chapitre 10 - La limite

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A l’aube d’un jour perdu dans la nuée de beaucoup d’autres, Mike avait enfin cédé à la seule idée qui l'obnubilait depuis le début. Celle-ci n'avait eu de cesse de le harceler, allant et venant comme la marée, chaque fois plus agressive, plus claire, plus oppressante. Elle était née dès que Léo lui avait conté cette histoire démente. À présent, il n'arrivait plus à la repousser. Perfide séductrice, elle avait finalement eu raison de sa volonté.

Sa maison enfin vide exhalait d'anciens parfums de luxe, mêlés à un pêle-mêle vicié de mégot et de sexe. Il décolla de l'écran et se dirigea vers la penderie. Les portes en bois coulissèrent et Mike alluma la petite ampoule accrochée au-dessus de sa tête. Droite comme un vêtement que l'on aurait suspendu à un cintre, rangée au milieu des vestes et des pantalons qui pendaient à ses côtés, la jeune Sarah était là, debout, le regard fixe. Il l'avait sommairement rhabillée mais sans soin. Ses cheveux blonds en bataille lui tombaient sur le visage. Comme ça, on aurait pu l'imaginer sur un dur lendemain de soirée. Face à la vérité, Mike eut un moment de lucidité et réalisa l'horreur de cette séquestration et tout ce qu'elle pouvait avoir d'inhumain... mais ce n'était pas comme s'il s'agissait de réellement conscient, après tout.

Arrête de penser à ça, imbécile !

Il attrapa la fille par le bras et la fit avancer jusqu'au milieu de sa chambre. Elle était toujours debout, sage et docile, attendant ses consignes. Et cette immobilité avait un je-ne-sais-quoi d'hypnotique.

Mike se plaça en face d'elle et l'attrapa par les épaules. La regardant droit dans les yeux, il lui dit :

— Parle-moi.

Il attendit sa réaction mais rien ne vint, elle conservait son expression figée de statue de cire. Il la secoua et répéta :

— Parle-moi ! Allez, bouge-toi ! Montre-moi que tu es vivante !

Il attendit encore, puis soupira nerveusement.

— Allez, quoi... Regarde-moi. Fais n'importe quoi... souris moi ... quoi que ce soit !... ajouta-t-il d’un ton suppliant.

C'est ridicule... elle n'a rien de vivant.

Résigné, Mike retourna s'asseoir devant son pc et cliqua sur la jeune fille. Il lui jeta un dernier regard désespéré, prêt à se raccrocher à n'importe quoi, un mouvement, un simple sursaut. Quoi que ce soit qu'elle aurait fait, lui aurait fait abandonner son entreprise.

Ne m'oblige pas à faire ça... Prouve moi que j'ai tort !

Mais, elle ne bougea pas un cil.

Je t'ai laissé ta chance...

Il poussa un long soupir résigné et pianota sur le clavier. Le chargement fut rapide et aussitôt il se tourna vers elle pour l'observer. Il avait peur. Il regrettait déjà ce qu'il venait de programmer. Seul son coeur tambourinait dans sa poitrine, le reste de son corps était tétanisé. Il était redevenu un enfant, qui venait de jeter une bombe à eau de sa fenêtre et impuissant, n'avait plus d'autre choix que de la contempler suivre sa course jusqu'en bas, sans encore savoir ce qu'elle provoquerait comme catastrophe en explosant.

Splash.

Sarah cligna doucement des paupières.

Puis, après un léger tressaillement, comme un automate, elle sembla se réveiller. Elle remua le bout des doigts puis, d'une démarche aussi naturelle que si elle avait été mue par sa propre volonté, elle avança vers la porte de la chambre, l'ouvrit et sortit.

Pétrifié sur sa chaise, Mike regardait obstinément l'ouverture sombre, espérant qu'elle ne se rouvre jamais. Au bout de quelques minutes, le battant s'entrebaîlla. Elle était de retour, aussi sereine qu'à son départ. La seule différence était le large couteau de cuisine qu'elle tenait dans sa main droite.

Le ventre de Mike se noua douloureusement. Sarah leva lentement sa main libre et la passa dans ses cheveux, pour repousser quelques mèches devant ses yeux. Puis, dans un geste gracieux, elle leva, à hauteur de regard, la lame qu'elle tenait entre ses doigts. Ses yeux verts suivirent le mouvement, puis se figèrent, comme ils auraient suivi un oiseau planant au-dessus d'elle en silence.

Mike ne respirait plus. Son regard restait bloqué sur l'arme, qu'elle tenait pourtant d'une façon insignifiante. L'expression égale de la jeune fille contrastait avec sa posture qui avait quelque chose de théâtral. C'était une scène dramatique, dont le jeu de l'actrice était lamentable.

Mike suivit son geste — qui lui sembla passer au ralenti — lorsqu'elle leva sa main au-dessus de sa tête. Elle aussi observa le couteau qui jetait une ombre sur son visage de poupée, le couteau était pointée dans sa direction. Et brusquement, l'arme fondit droit sur sa poitrine, pénétrant dans son torse comme dans du beurre chaud. L'arme plantée dans le corps, Sarah se passa une nouvelle fois les doigts dans les cheveux et la banalité du geste fut bien plus atroce que le précédent. Lentement, une petite tache rouge, comme de l'encre tombée sur un manuscrit, apparut sur le blanc de son tee­shirt, grossissant progressivement à mesure que le tissu s'imbibait.

Toute la scène s'étirait dans un ralenti angoissant et Mike était toujours incapable du moindre geste. Il regardait la tache brune s'agrandir sur le maillot blanc, envahir ses seins et son ventre. Le plus déchirant était ce visage calme et doux, qui se contractait peu à peu à mesure que le souffle se raréfiait.

Au bout de longues secondes, elle se laissa glisser à genoux sur la moquette, éclaboussant de son sang le sol aux teintes jaunes, une main toujours accrochée sur le manche du couteau. Elle demeura ainsi, le regard rivé à celui de Mike au bord de la nausée, puis s'écroula sur le côté, les yeux ayant perdu toute trace de vie demeuraient pourtant prisonniers de ceux de son bourreau.

Mickaël était resté toute la journée dans sa chambre, volets fermés. Il était allongé sur son lit, avec, étendu sur la moquette tâchée à ses côtés, le cadavre de la jeune fille. Il n'avait pu ni la toucher ni s'en approcher. Elle était restée dans cette position étrange, le couteau dans la poitrine, la tête sur le côté avec quelques doigts encore emmêlés dans les cheveux, le coude relevé au dessus de la tête, les genoux ouverts. Poupée désarticulée, figée dans la mort depuis le matin.

La nuit venue, il put enfin se résoudre à se lever jusqu'à son ordinateur. Celui-ci était resté allumé depuis le matin et le moniteur était brûlant. Il devait finir. Aller au bout de son projet.

Le pire est derrière toi, allez.

En entrant dans le programme, il fit tout d'abord la vérification "Sarah Veratim".

Le personnage avait disparu du jeu. Même sur l'écran de contrôle montrant sa chambre, elle n'était plus visible.

« C'est bon. Allez, vas-y mon vieux, tu peux le faire... »

« Run : "NIAMUH" »

- Programme principal code 2986#56#2

Environnement demandé : Maryland

- Rejoindre une famille : Oui

Nom de la famille demandé : Veratim

- Créer un nouveau personnage ? Oui

Données en cours...

L'ordinateur bourdonna paresseusement tandis que Mike patientait, les yeux engourdis de fatigue, que le programme ait terminé.

- Programme de localisation achevée :

Famille Veratim, état actuel : 3 enfants, 1 appartement

Situation et revenus : 1 adulte avec profession

Scolarité : 1 enfant scolarisé

« Lancer la création d’un nouveau personnage ? »

Mike cliqua et entra dans ce nouveau mode. Après avoir modelé un personnage en tout point semblable à Sarah, il lui en attribua les caractéristiques morales et quelques aspirations de vie. Il lui choisit une garde-robe, en reproduisant la tenue excitante de la serveuse coquine du premier jour dont elle ne s’était séparée que pour partager sa couche. Puis, il contempla sa création, vérifiant les derniers détails avant de valider le prénom et de confirmer la mise en route.

Et voilà, un quatrième enfant pour cette mère de famille déjà en proie à la galère du quotidien.

Coup de pot, celle-ci a déjà 19 ans et est apte au boulot, il n’y a plus qu’à l’inscrire au premier pub du quartier. Son index cliqua sur le bouton virtuel.

Mickaël fut pris de nausée et se recula dans le fond de son siège.

Sérieux, c'est aussi simple ?

Il ferma les yeux et plaqua ses mains sur ses paupières fermées. Un rire s'enfla dans sa gorge.

Un silence de plomb retomba sur la chambre.

« Tu te prends pour qui, au juste : Dieu ? Tu as tué cette pauvre fille, tu le réalises ? », maugréa-t-il, le visage toujours dissimulé.

Au bout de quelques minutes, il leva les yeux et vit que l'insigne LOAD était toujours affichée. Mike se jeta sur son lit, la tête enfouie dans son oreiller.

« Merde, merde, merde ! Qu'est-ce que j'ai fait ?! Je suis un vrai connard... Putain ! C'est pas vrai ! Je l'ai tuée ! Je l'ai tuée, comme ça pour rien ! »

Il imaginait déjà les voitures de police s'entasser devant l'entrée de la maison, les gyrophares éclairant l'intérieur de sa chambre. Sa mère en pleurs s'arracherait les cheveux et essaierait mollement de les empêcher d'entrer. Le corps de Sarah serait évacué dans un sac en plastique noir et lui suivrait derrière, menottes aux poignets, encadrés par deux hommes en uniforme...

Ce serait tellement... un soulagement, un retour inespéré à la réalité.

« Run : "NIAMUH" »

- Programme principal code 2986#56#2

Programme de création achevé.

- «Lancer le mode vie ? »

Programme de création achevé.

- «Lancer le mode vie ? »

...

Le bip insistant de son ordinateur obligea Mike à se redresser. En jetant un coup d'œil derrière lui, il vit... que sa chambre était vide. Plus de tache brunâtre sur le sol mais surtout, plus de corps.

Précipitamment, il se releva et se dirigea vers son pc.

Programme de création achevé.

«Lancer le mode vie ? »

« Non ! Ce n’est pas possible ! s'écria-t-il. J’ai… réussi ? »

Il tapa les mêmes codes d'entrée que précédemment et découvrit avec joie qu'un nouveau personnage était apparu dans le jeu : Sarah Veratim. C'était comme rien ne s'était passé...

Mike se jeta en arrière sur sa chaise et s'étira en ouvrant ses bras. Un nouveau rire s'échappa de ses lèvres, qu'il fut incapable de réprimer.


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