Chapitre 9 - Je suis Dieu

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La jeune fille, qui s'appelait Sarah, le suivit jusque chez lui. Elle était toujours un peu inquiète, mais c'était le genre de fille que la peur excitait, du genre à suivre un homme dans une ruelle sombre, en dépit du bon sens. Elle avait besoin de flirter avec le danger pour se sentir vivante.

Mike ne lui décrocha pas un mot de tout le trajet. Il n'avait pas cessé de réfléchir à ce qu'il allait faire. Sa conscience se dressait contre son projet, dans un sursaut de remord.

A présent qu'elle était assise sur son lit, les jambes serrées pudiquement, elle hésitait.

Déjà, en entrant dans cette chambre qui sentait comme les voitures des joueurs de foot, avec les détritus dispersés partout au point que le sol était à peine visible, une petite voix dans sa tête s'était manifestée.

Il est pas net. Fais demi-tour et rentre chez toi.

Mais, Sarah n'avait pas écoutée. Il avait suffit qu'il lui jette un regard, un seul. Pour elle, ce mec était l'archétype de la séduction, à l'allure grave, un peu rebelle et au regard sombre. Un nouveau frisson la parcourut : comment résister ? Et que cachait-il derrière cet air énigmatique, que voyait-il en elle, qu'elle-même ne voyait pas, quand il la dévisageait ainsi ?

Elle lui adressa un timide sourire mais, de plus en plus obscur, il se détourna et alluma son pc.

  • Il va peut-être mettre un peu musique ? suggéra Sarah-la-naïve, dans sa tête.
  • ... ou il va se mettre un jeu de gamer et te laisser en plan comme l'idiote que tu es, rétorqua Sarah-la- défaitiste.

A présent qu'elle était là, piégée avec cette odeur de rance, elle ne semblait plus aussi sûre de son choix, observant avec un flottement irrésolu l'état de la pièce.

Il était debout, penché vers la machine. Elle aperçut, par dessus son épaule, qu'il inscrivait un code d'entrée pour un jeu. Ses épaules s'affaissèrent de dépit et elle soupira.

Encore un naze. Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? Je veux juste un type gentil, qui prenne soin de moi, qui m'emmène danser le samedi soir...

Tête baissée, en proie à la déception, elle ne vit pas le reste.

« Run : "NIAMUH" »

- Programme principal code 2986#56#2

- Programme de focalisation achevé

Le moniteur s'éclaira sur une maison typique des quartiers de classe moyenne, avec une terrasse couverte et une balancelle. Il zooma pour pénétrer à l’intérieur et cliqua sur l’étage. Il visualisa rapidement sa propre chambre et le désordre ambiant. Un détail le surprit : à l'écran, l'ordinateur était éteint et personne n'était devant. Il n'apparaissait pas dans le jeu. Il tiqua légèrement.

Puis, il zooma sur la jeune fille assise sur le lit. Il sélectionna son avatar et inscrivit des données.

Sarah Veratim, 19 ans. Emploi actuel : serveuse au Madison Gare.

- Actions à programmer ?

Toujours debout, penché au dessus du bureau, il tapa directement sur le clavier une série d'actions.

LOADING

- Programme de chargement achevé.

Le bourdonnement du lecteur cessa.

Sarah se leva et sans l'ombre d'une hésitation, mit en marche le lecteur CD posé sur la commode près d'elle. La ballade d'Helloween, "A Tale That Wasn't Right", emplit la chambre de ses notes mélancoliques. Sarah se mit à onduler lentement, les yeux clos. Mike s'était retourné aussitôt après l'exécution de la commande et il ne la quittait plus des yeux. Au bout de quelques secondes, tout en dansant, elle s'approcha de lui. Ses gestes étaient sûrs et d'une attitude féline, elle se blottit contre le jeune homme. Ses mains voyagèrent sous le tee-shirt, puis sur le jean, y dessinant un chemin chaotique mais sensuel. Ses yeux verts brillaient d'une passion nouvelle, toute trace de peur s'en étant évanouie. Ses mains exploraient chaque parcelle de son cavalier. Les ongles finement manucurés lui griffèrent tendrement le dos et les bras, tandis que son corps caressait le sien avec une nonchalance indécente. Elle se hissa sur la pointe des pieds et déposa ses lèvres en un baiser gourmand.

Le fantasme absolu de tout jeune mâle était en train de se réaliser. Appuyer sur un bouton et obtenir un baiser, sans plus d'effort ; c'était l'objet du test. Si, en dépit des réticences liées à la peur, à l'inconnu, au désordre de la chambre, elle se pliait à cette exigence, c'était une porte qui s'ouvrait sur d'infinies possibilités. Son hypothèse était exacte : il pouvait contraindre à agir contre la volonté.

Elle avait obéi, comme un automate. Le corps de cette fille aurait pu lui faire de l'effet, lui le réservé et asocial étudiant. Pourtant, il n'en ressentit aucune excitation sexuelle. C'était une sensation différente, fugitive, inavouable. C'était la jouissance de l'avoir transformer en marionnette.

Contrôler les Niamuh à travers l'écran et en avoir un juste devant soi, le voir se soumettre aussi facilement, c'était du délire. Il se mordit la lèvre pour éloigner cet élan grisant de puissance, mais la colère de la veille avait bousculé quelque chose en lui. Un désir de vengeance et une appétence à détruire gonflait en lui. Pourquoi accorder le moindre respect à ces formes de vie dénuées de libre-arbitre ? C'est ainsi qu'on avait joué avec lui et avec la vie d'Alix, après tout. Il voulait salir et briser, comme lui se sentait bafoué et floué. Une partie de lui, réduite au silence par la rancoeur, lui hurla de tout arrêter. Trop tard, le venin acide de la revanche coulait dans ses veines.

Ils n'étaient tous que des pantins.

Je n’étais qu’un pantin.

Regarde, enfoiré qui tire les ficelles, moi aussi, je joue à ton jeu…

Il grimaça un sourire amer, en ponctuation à cette expérience où il incarnait un Frankenstein des temps modernes.

Superbement docile, Sarah accomplit l'ensemble des commandes, sans la moindre erreur puis resta debout, les bras ballants, à attendre. Mike avait les yeux rivés sur elle et sur son expression vide et figée. L'orgueil qu'il ressentait lui permettait de briser toute morale, il se sentait capable de tout.

— Ma chère Sarah, nous allons passer une nuit inoubliable...

Quelques heures plus tard alors que le soleil perçait à travers les persiennes, le corps nu de la jeune fille s'enroulait dans les draps, lové contre celui de Mike. Lui, allongé sur le dos, un bras sous la tête, affichait le même sourire acerbe. Tant qu’à vivre dans un monde de pantins, autant être celui qui tirait les ficelles. Et puis... si celui qui avait créé tout ce bordel n’était pas satisfait de sa manière de gérer la situation, il n’avait qu’à venir lui dire.

En vérité, il n’attendait que ça : une réaction ou une punition divine pour tout ce qu’il avait déjà fait et ce qu'il s’apprêtait encore à commettre.

Il passa plusieurs jours à assouvir tous les fantasmes tordus qu'il put imaginer avec cette jeune fille.

Un détail le perturba tout de même. Quand la programmation des multiples actions s'achevait enfin, il voyait dans le regard de Sarah quelque chose se rallumer. Une étincelle d'humanité où transcendait un raz-de-marée de questions et d'émotions. Affolement. Egarement. Stupéfaction. Terreur. Il ne laissait jamais longtemps ce protocole automatique rester actif. Ce qu'il voyait dans ce regard lui renvoyait l'horreur de ce qu'il lui faisait subir. L’expérience avait été simple : elle était là, elle avait vu ce qu'il faisait. En ayant conscience d'être contrôlée, elle n'était pas parvenue à reprendre le contrôle ? La simple conscience du piège ne permettait donc pas de s’en libérer.

Mais il restait quelque chose, dans le fond. Une fois l'automatisme des ordres dissout, l'émotion revenait. Sans consigne, un vague libre-arbitre émotionnel reprenait le dessus, plongeant le Niamuh dans une vraie névrose. Cela expliquait-il pourquoi Léo était resté en catatonie devant un mur ?

Pour pallier à cet état psychotique, Mike parvint à générer une nouvelle action, jusqu'ici inexistante : Attendre. C'était aussi simple que ça. Cette directive mettait la Niamuh dans un état de léthargie, similaire au Freeze, mais centralisé sur un seul être. Comme celle-ci cn'attendait rien de particulier, le statut se prolongeait indéfiniment, jusqu'à nouvel ordre.

Mike avait complètement cessé de se rendre à ses cours. Sa seule priorité était de découvrir comment tirer profit au maximum du programme. Le gentil Mike était devenu le puissant gestionnaire des Niamuh.

Au final, était-ce Dieu que Léo avait rencontré l'autre soir ?

Cette idée faisait rire Mickaël.

Dieu ?...Impossible.

Car à présent, Dieu... c'était lui.

Encouragé par les résultats avec Sarah, Mike tâcha de voir plus grand.

Un matin, après avoir lancé plusieurs séries de commandes, il put se délecter de sortir de chez lui en caleçon et peignoir et d'être accueilli par une allée de Niamuhs, parfaitement alignées les uns à côté des autres. Il marcha au milieu, d'un air benaise, tasse à la main. A l'issue, le maire de la ville l'attendait avec une cafetière pleine, qu'il versa dans son mug. L'incongruité de la scène était sans pareille. Sur la ligne de droite, le facteur, trois voisins et un enfant se tenaient au coude à coude. Leur faisant face, une vieille avec son caniche, une mère de famille et trois types crasseux, ramassés au hasard dans un boulevard attenant.

En rentrant dans sa chambre, il dut traverser une armée de femmes de ménage, affairées à faire de l'antre sordide un espace impecccable et rutilant.

Un autre jour, on sonna à la porte. Mike descendit et ouvrit à monsieur Ford, le guichetier de la banque du centre. Il lui remit une mallette noire puis repartit sans un mot.

Un million. C'était ce qu'elle contenait, en coupures de cinquante, parfaitement reliées par des bandes de papier marron. Mike jubila.

Il s'amusa quelques jours à dormir dans les billets étalés dans son lit. L'argent n'avait pas d'odeur paraissait-il, pourtant ceux-là s'imprégnèrent vite de la sienne. Toutefois, il se rendit vite compte que l'argent était inutile, car il lui suffisait d'ordonner pour obtenir. La notion de paiement étant devenue caduque.

La première semaine, en guise de rédemption ou peut être tout simplement parce que cela lui fit du bien au moral, il prit soin de sa mère en lui donnant des consignes "detox" : se débarrasser de tout l'alcool, prendre des bains moussants, faire attention à sa peau avec des masques, prendre le temps de faire venir des coiffeurs de renom, se parer de tenues de luxe livrées à domicile par de grands couturiers... mais son expression vide et dénuée d'émotions l'avait vite lassé. Il comprit qu'il ne pouvait pas faire d'elle ce qu'elle n'était pas, sans que cela ne sonne horriblement faux. Par facilité morale, il mit donc sa mère en position d'attente dans un endroit où il ne pourrait pas la croiser.

En deux semaines, il fit réaménager une partie de l'étage. Des bataillons d'ouvriers en bâtiment se succédèrent pour abattre des cloisons, repeindre, tapisser et poser de nouveaux sols.

Hormis sa chambre, qui resta son sanctuaire, tout le reste de l'étage fut réservé aux plaisirs de la chair. Dans les tons rouges, les murs matelassés prévoyaient les plaquages les plus sauvages. Une baie vitrée permettait d’assouvir les fantasmes voyeurs ou exhibitionnistes, alternant en public sur le nouveau balcon ; Mike épiant des orgies de Niamuh ou des Niamuh en train d'assister à ses propres ébats lubriques. Des lits en forme de coeur étaient disposés en étoile et à chaque coin de la pièce et un bain à remous géant occupait une pièce dédiée aux massages et aux soins du corps. Des Niamuh servaient de table basse, à quatre pattes sur la moquette carmin.

L’humble demeure devint un baisodrome ouvert à tous les gens osant fouler sa pelouse. Les voisins ainsi qu'une partie de la ville s’adonnaient à des parties de jambes en l’air endiablées, jusqu'à repartir, l'air hagard, dépenaillés, sans parvenir à se souvenir de ce qu'ils foutaient là.

Mike, posé au balcon, peignoir ouvert, fumait cigarette sur cigarette.

Il contemplait son monde.

Il parait que le pouvoir pousse au vice. Aurait-il pu imaginer que ce truc pouvait en révéler tant en lui ?

Des célébrités s'étaient relayées à l'étage, femmes, hommes, artistes ou politiques. Là encore, Emma Watson reprenait conscience, aux côtés de Trump, la crête en bataille. Même si cela l'avait au début amuser, il ne parvenait plus à trouver l'originalité capable de l'étonner. C'était devenu... trop facile.

Tout ceci n'a aucun sens.

Il avait pensé à de nouveaux défis : aller s'installer à la Maison Blanche, se faire masser les pieds par Jimmy Fallon, mais finalement, il passait autant de temps derrière le pc à programmer les actions qu'à en profiter. Au final, tout était tellement prévisible que ça en perdait toute saveur.

Le temps s’écoula inexorablement sans que Mike n’y accorde la moindre importance, jour ou nuit, peu importait. Il était le plus souvent vissé à son ordinateur ou à profiter d'une perversité de plus. Il s'arrêtait occasionnellement pour boire et parfois, pour se nourrir. Des femmes splendides et nues lui amenaient jusqu'aux lèvres tout ce qu'il désirait. Il lui était devenu impossible de penser à autre chose ou même de faire autre chose. Sa chambre était devenue son sanctuaire, ayant perdu tout contact avec la réalité.

Ses nuits et ses jours défilaient immuablement, rythmée par la seule vie des personnages du jeu. Ils paraissaient parfois plus vivants que lui-même. Il en mit pas mal en position d'attente. Quelque fois, il s'amusait à les laisser se débrouiller, "pour voir", mais le résultat était le même : ils tombaient dans une profonde dépression après avoir géré leurs besoins, de manière chaotique et maladroite. Mike mettait des heures et parfois même des jours, à les en sortir.

Il était finalement devenu aussi dépendant de la machine, qu'elle de lui.

Assistant d'un air désabusé à un combat de boue dans son jardin, entre Hillary Clinton et Marlylin Manson, il eut un ras-le bol soudain.

Bordel, Mike. Ce jeu, c'est TA partie, c’est TOI qui commandes, TU est le maître du monde.

Marlylin fit une clef-de-bras à la vieille politicienne et lui plongea le nez dans la boue, de la quelle s'échappa quelques bulles.

Tu as donc le droit de faire ce que tu veux. Et tu sais très bien, ce que tu veux.

Effectivement, tout ceci n'était qu'un jeu, un leurre, un passe-temps pour reculer le moment de vérité. Cette mascarade n'avait que trop duré. Il devait affronter ses démons.

La clope au bec, faisant tomber une longueur de cendres sur le clavier, il tapa avec frénésie. Tous les Niamuhs quittèrent sa demeure, renvoyés chacun à leur monotone existence.

Fin de la première étape.

La véritable expérience pouvait commencer.

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