Round round get around

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De la fenêtre, je vois la vitrine de la petite boulangère. J’aperçois même son reflet quand elle passe et repasse derrière son comptoir. Je vois la porte qui s’ouvre et se ferme dès sept heures du matin s’ouvre et se ferme s’ouvre et se ferme se ferme se ferme jusqu’à la fermeture mais d’ici, je ne vois pas bien les clients. Le magasin est pile à l’angle du boulevard et de la rue des anges. Ce que je vois mieux, c’est une voiture noire qui se gare de travers à hauteur de la devanture, deux roues sur le trottoir, deux roues sur la chaussée quand la petite a fini sa journée de travail. À l’intérieur un homme à l’air sombre. En fait je ne sais pas à quoi il ressemble. Je dis qu’il a l’air sombre car je dois avoir cette envie quelque part en moi qu’il le soit. L’amour, si on y pense bien, est souvent quelque chose d’obscur.

Je m’interroge en touillant dans mon café noir et fumant sur la couleur des sentiments, pense à cette toile magnifique qu’il m’avait offerte.

Mariage du noir et des ténèbres.

Je me souviens de lui, de ses toiles mais dans ma tête, son visage n’a plus de traits.

Je remue le café avec ma cuillère. La tasse est noire aussi. Je ne vois pas le fond. Je regarde le ciel bouché. L’hiver est humide et piquant. Je n’en vois pas la fin. Combien de jours avant le printemps ? Je ne sais pas. J’ai cessé de compter il y a tellement d’années.

L’homme à la voiture noire ne vient pas tout le temps. Je ne sais pas ce qui se passe entre ces deux-là mais il arrive que des semaines s’écoulent sans que je remarque sa voiture entravant la fluidité de la circulation. Il est grand aussi, ça j’en sus sûre car sa tête touche presque le plafond de son véhicule. Sans se soucier du reste du monde, il se stationne donc là et il klaxonne. Un coup ou deux, ça dépend. Elle, ça la stresse car elle arrive toujours en trottinant, le manteau sous le bras et le sac à main accroché à son épaule. Quand il ne vient pas par contre, elle prend toujours son temps, pour éteindre les lumières, sortir, abaisser le volet, boutonner son imperméable et repositionner son sac à main sur son épaule. Ensuite, j’imagine qu’elle va marcher le long du fleuve, là où toutes les idées du monde s’éclaircissent.

Moi, c’est là que j’irais.

Et elle rentre un peu plus tard, sans dire un mot. Elle ne me parle jamais. Depuis qu’elle est là, qu’elle est ici, dans ma maison, elle ne m’a jamais parlé. C’est étrange d’ailleurs, elle ne parle à personne, sauf à ses clients j’imagine et à lui, forcément, lui qui la fait vivre sur une montagne russe. Elle pleure, elle ne pleure plus, elle pleure, elle ne pleure plus. Ça monte et ça descend et ça la tue tout doucement, un peu plus à chaque fois qu’il disparait. Si je pouvais, je lui crierais de fuir loin, très loin. Je lui dirais « Mais arrête, tu finiras par en mourir ! » Peut-être qu’elle n’en mourra pas, pas au sens propre mais sa vie va se consumer. Je le sais. Je sais ce que ça fait d’attendre et d’espérer. Attendre et cesser d’y croire. Attendre quelque chose qui n’existe pas.

Les fantômes n’existent pas.

Et je sais ce que ça fait quand tout se consume.

Je sais l’odeur des brasiers.

Mais je ne peux lui dire tout ça parce qu’elle ne m’adresse jamais la parole.

Je pense à mon ange gardien. Je me demande si j’en ai un. Si les anges gardiens existent. Quelle couleur ça peut bien avoir un ange gardien. Je tente de me remémorer : peut-être qu’il en a peint un. Il a tellement peint…

Un vacarme venu de l’étage me fait sursauter. Des pas cavalent dans les escaliers. Je crie « Moins vite ! Vous allez tomber et vous casser les deux jambes ! » Ce sont les garçons. Qui d’autre ? Ils veulent que je monte au grenier, que je me dépêche et ils remontent en chantant dans un anglais parfait Round round get around, I get around, yeah; (Get around round round I get around, ooh-ooh); I get around; Fom town to town (get around round round I get around); I'm a real cool head (get around round round I get around); I'm makin' real good bread (get around round round I get around)…

Lâchant ma tasse qui se fracasse sur le parquet, je les suis en courant dans les étages. J’entends des cris. J’entends les Beach Boys. J’entends des pleurs. J’entends les bus sur le boulevard. Arrivée au grenier, je me retrouve seule avec Colette. Les petits ont dû se cacher quelque part. Il n’y a plus que Colette accroupie devant des caisses poussiéreuses et un silence surgi de nulle part. J’ai peur. Depuis tout ce temps, je ne me suis jamais habituée à la lourdeur de ce silence. Colette me tourne le dos. Je l’appelle mais elle ne réagit pas. Je lui dis « Tu ne t’appelles même pas Colette, tu t’appelles C. »

En bas le téléphone sonne.

Sonne.

C. pivote à moitié avec, entre ses mains, le carton qu’elle ne doit pas ouvrir. Sa respiration est rapide et bruyante. Elle aurait dû arrêter de fumer il y a bien longtemps.

Elle tousse, se racle la gorge, contemple son carton.

En bas le téléphone sonne.

Insiste.

Et là elle se retourne. Vers la porte, vers moi mais sans me voir. Soupire. Elle porte son éternel gilet noir mais son visage a quelque chose de différent.

C’est celui de la petite boulangère.

Le téléphone hurle.

Elle repose le carton. C’est sûrement une urgence.

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