Vive le roi!

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Colette est furieuse. Elle a bu toutes les bières qu’elle avait achetées au livreur. Elle a tellement forcé sur la boisson la nuit dernière que si elle se voyait dans un miroir, elle ne pourrait pas se supporter mais heureusement pour elle, dans ma maison, les miroirs n’ont pas de reflet. Elle reclape la porte du frigo avec son pied, donne un coup, un deuxième ; elle y met toute sa rage de vieille femme privée de bière et malmenée par une existence trop longue. Une existence qui l’a menée jusque-là, devant mon frigo par un mardi matin aussi gris que ses yeux. Elle aime s’en prendre aux objets quand les émotions la submerge. Elle a toujours fait ça ; aussi loin que je m’en souvienne, elle a toujours donné des coups de pieds, jeté des choses à terre en pestant. La paix intérieure est un royaume fortifié de remparts qu’elle n’a jamais pu escalader et son esprit est pareil à la table de la cuisine jonchée de bouteilles vides, de capsules, de cendres de cigarette, vestiges d’une soirée vouée aux lamentations. Dans sa tête s’amoncellent ainsi les plaintes, les regrets, les remords et tout ça lui martèle les méninges alors elle boit, elle fume, elle jette des objets sur le sol, sur les murs. Une voix lui susurre souvent « Arrête et repends-toi » mais elle refuse et s’obstine. Elle n’a rien fait. Jamais ! C’est ce qu’elle dit. Elle le crie « Je n’ai rien fait ! Ce n’était pas moi ! » Je lui dis « Tu mens, tu le sais que tu mens » mais cela fait tellement longtemps maintenant que c’est inutile d’insister. Je suis la voix qui ne sert plus à rien. À force de les entretenir, certains mensonges prennent vie – je le sais mieux que personne – et elle, elle mourra, se fera ensevelir sous ses mensonges et le monde oubliera. Un jour, la dernière personne à se rappeler disparaitra elle aussi. Disparaitront les coupures de presse, les photos, les témoignages. La vie est une danse, une musique qui ne se finit jamais, seuls les visages des danseurs sont interchangeables. Les gens disparaissent mais le disque continue de tourner. Je pense à ça en fermant les yeux et quand je les rouvre, elle est postée, cigarette aux lèvres, à la fenêtre de la cuisine grande ouverte et s’est mise à crier avec sa voix de vieille fumeuse. Elle crie des insanités en direction des passants qui arpentent le boulevard. Aucun d’eux encore ne réagit. La ville rend les gens hermétiques au bruit, à la folie, aux vieilles femmes qui crient sur les boulevards. Mes petits garçons, terrorisés, viennent se blottir contre moi, m’entourent avec leurs petits bras, leurs petites mains, enfouissent leurs visages dans mes vêtements. Ils sentent l’orange et le chocolat. Je caresse leurs cheveux. Pense que je dois les emmener chez le coiffeur. Pense qu’ils devraient aller à l’école plus souvent, apprendre à lire, à réciter des fables, apprendre à compter par cinq, apprendre le nom des rois de Belgique. Pense Léopold 1er, Léopold II, Albert 1er, Léopold III…

Au salon, le téléphone sonne. C’est peut-être le roi Philippe ou bien Stéphanie. J’ai cru comprendre qu’elle rentrerait bientôt pour quelques jours. Les garçons me disent « Maman le téléphone ». Je dis « Le téléphone sonne, oui » et on se lève pour aller au salon, en laissant Colette s’épuiser dans son accès de démence. Quand elle se met à évoquer le tableau du grenier, à le décrire en hurlant encore plus fort, je pousse mes garçons hors de la cuisine, leur dis « Bouchez-vous les oreilles ! » et quand on arrive dans la pièce d’à côté, le téléphone a cessé de sonner. On ne saura jamais si c’était le roi. Les garçons sont déçus ; ils voulaient lui commander un drone.

Je dois nettoyer la cuisine et faire des cookies pour Stéphanie.

Vive le roi !

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