Le gâteau d'anniversaire

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Quelqu’un joue du piano au rez-de-chaussée, une musique triste et légère que je n’avais jamais entendue. Je suis dans mon lit. J’ouvre les yeux, vois passer un Berger allemand dans le couloir. Je ne sais pas lequel c’est. Robert peut-être. Colette a toujours eu des Bergers allemands qui terrifiaient les petits enfants dans la rue. Je me souviens de chacun d’entre eux, des noms grotesques qu’elle leur donnait mais avec les années, les images se décolorent et aujourd’hui, si on me posait la question, j’aurais bien du mal à les identifier. Celui-ci tourne nerveusement sur lui-même devant ma porte restée ouverte toute la nuit. Si il pouvait parler, il me dirait ce qui peut bien l’agiter comme ça. Une puce ? Un tique ? Moi ? Il sent le chien mouillé et la croquette. Je dis « Robert ? C’est toi ? » et pour toute réponse, il détale dans les étages en aboyant et puis c’est le silence qui ici jamais ne se tait. La musique, suspendue avec le premier aboiement, n’a pas repris. Je sors de mon lit, cherche mes pantoufles, descends pieds nus les marches poussiéreuses et trouve Colette en peignoir trop petit penchée dans le frigidaire. On voit sa culette et ses varices. Elle peste entre ses dents. Besoin d’une bière sans doute mais elle n’en trouvera aucune. Hier soir, elle les a toutes bues avec cet homme qui vient parfois lui rendre visite et qui disparait au petit matin. Je le connais très bien. À moi aussi, il a souvent rendu visite. Jusqu’à pas d’heure, ils ont parlé de la pluie et du beau temps mais surtout de la pluie et puis l’homme a joué de son accordéon et il s’est mis à pleuvoir et puis ils sont montés dormir mais ils n’ont pas dormi et je me suis bouché les oreilles et je suis allée me blottir entre mes deux garçons endormis mais je n’ai pas réussi à dormir avant l’aube. J’avais peur que, l’alcool aidant, elle emmène son ami au grenier pour ouvrir le carton. Elle ne l’a pas encore ouvert. Elle ne le fera pas ; je l’en empêcherai. C’est pour ça que j’ai lutté contre le sommeil, pour bondir en cas d’alerte. Mais finalement, les deux vieux amants ont dû s’assoupir et toute la nuit, j’ai respiré l’odeur des cheveux de mes petits en tentant de chasser le contenu de ce carton de ma tête.

Aujourd’hui, c’est leur anniversaire. Aujourd’hui, c’est le plus beau jour de ma vie. Aujourd’hui, c’est la preuve que mon existence a eu un sens alors j’ai le cœur en joie. Ça n’arrive pas souvent que je me sente aussi légère. Je décide de préparer une fête mémorable, choisis un vinyle au salon, lance la musique et, tout en me dandinant, je vais crier après la petite boulangère dans la cage d’escalier. Je lui dis « Lève-toi, bon sang ! » et la voilà qui surgit telle un fantôme sur le palier. Elle porte une longue chemise de nuit transparente, elle est affreusement maigre et ses yeux sont cernés de noir. Comme elle ne dit rien, je la regarde. Elle a dû être tellement belle un jour. Je suis triste pour elle. J’aimerais l’aider mais c’est trop tard. Oui, je sais que c’est toujours trop tard quand les yeux sont cernés à ce point et que la beauté n’est plus qu’une trace imperceptible. Si jeune et déjà si vieille… Qu’à cela ne tienne, elle est boulangère ; elle peut bien me rendre un service. Moi, je n’ai plus la force. Je lui demande donc de me faire le plus beau gâteau d’anniversaire du monde, le plus grand, le plus coloré, le plus sucré. Après, je passe l’aspirateur en chantant Wouldn't it be nice if we were older? Then we wouldn't have to wait so long; And wouldn't it be nice to live together; In the kind of world where we belong?... et mes garçons arrivent en courant, m’arrachent l’aspirateur des mains, se jettent dans mes bras, m’embrassent, veulent savoir où sont leurs cadeaux. Je dis « dans le salon » et on y va tous les trois. Le gâteau est gigantesque; il trône au milieu des cadeaux sur la table. Mes petits rigolent, goûtent la crème fraiche avec leurs petits doigts, s’en mettent sur le nez, en mettent sur mes joues, sur leurs vêtements, leurs cheveux. Le pick-up repasse en boucle la même chanson alors on danse entre les canapés en chantant Wouldn't it be nice if we could wake up; In the morning when the day is new? And after having spent the day together; Hold each other close the whole night thrououough…

Dans la cuisine, Colette peste de plus belle et pousse des cris de rage. Il n’y a décidément rien à boire dans cette maison et en plus, c’est le jour le plus triste de l’année !

Le Berger allemand aboie.

Colette crie que la musique va trop fort.

Mes garçons chantent Happy times together we've been spending; I wish that every kiss was never ending; Oh, wouldn't it be nice?

Colette est hystérique.

Le chien aboie, court dans la maison.

Les garçons dansent sur la table.

La petite boulangère pleure en nous voyant.

Le chien aboie.

Les garçons rigolent, détruisent le gâteau à coups de fourchette. Je m’arrête de danser pour les regarder. Ils sont si beaux ! Pour eux, il ne sera jamais trop tard.

Mon Dieu comme j’ai pu les aimer !

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