Blue Monday

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Quelqu’un est mort aujourd’hui. Mon père sûrement. Je ne sais plus très bien. J’ai une image en tête. Une image entêtante mais déjà diluée. Je n’ai rien d’autre. C’est comme un souvenir qui se serait passé dans une autre vie. Certains jours durent tellement longtemps qu’on s’y perd. J'ai dû me perdre quelque part aujourd’hui et il y a cette mélancolie qui elle ne me quitte jamais. Ou peut-être est-ce de la tristesse.

De la souffrance.

Un deuil.

Du désespoir.

Un désespoir qui expliquerait pourquoi ce que j’écris est parfois tellement confus, et ce que je vis aussi mais peut-être que je ne vis pas vraiment et que je me contente d’écrire.

Peut-être que l’écriture me suffit.

Je rature cette phrase qui me terrifie et je continue.

Parfois je voudrais avoir le cœur léger comme une note de musique. Ça m’est déjà arrivé. Forcément que ça m’est déjà arrivé ; je n’ai pas toujours vécu en recluse dans une maison pleine de courants d’air mais j’ignorais à quel point ces moments d’allégresse étaient fugaces. Précieux. Comment on peut savoir ça quand on a désespérément les pieds sur terre ? Comment on peut reconnaître le bonheur quand on a l’esprit encombré d’insignifiances ? J’ai vécu les pieds sur terre toute ma vie, dans l’insignifiance la plus totale. Tant de fois j’ai été riche l’espace d’un instant et je l’ignorais. La seule richesse est celle du cœur et on met toute une vie à le comprendre.

Combien de temps s’est écoulé depuis la dernière fois où j’ai écrit dans mon gros cahier à spirale ? Des mois sans doute. Colette aussi écrit dans mon cahier. Il arrive que je la surprenne mais cela n’a pas l’air de la déranger. Quand elle se lève le matin et qu’elle entre sans frapper, elle prend une bière dans le frigo, la décapsule, s’assied à la table de la cuisine, allume une cigarette et elle écrit, elle entremêle ses phrases avec les miennes et plus rien n’a de sens. Souvent pendant qu’elle griffonne elle me parle, me prend à témoin. Je lui réponds mais elle n’écoute jamais.

Aujourd’hui, c’est le blue Monday. C’est ce qu’ils viennent de dire à la radio. Le ciel est gris mais il ne fait pas froid. Dehors ça sent l’humidité et les gaz d’échappement. Je viens d’aller conduire les garçons à l’école. Ils pleuraient parce que j’avais oublié de leur acheter ces stupides masques buccaux mais la surveillante les a laissés franchir le portique en les ignorant royalement. Je continue à me dire que l’école à la maison leur conviendrait mieux… Quand je leur demande si ils sont heureux à l’école, ils ne répondent ni oui ni non, ils rigolent et filent jouer au salon ou si je leur pose la question sur le chemin du retour, ils détalent sans m’attendre en pouffant de rire. Les garnements ! Je vais profiter de la journée pour aller trier des vieilleries au grenier. Je sais que Colette déteste que j’y mette les pieds mais c’est mon grenier et ce sont mes vieilleries, pas les siennes. Il faudrait qu’elle arrête de tout mélanger. De tout entremêler. J’écris ça et la voilà qui surgit de je ne sais où en chantant The night we met I knew I needed you so; And if I had the chance I'd never let you go; So won't you say you love me; I'll make you so proud of me; We'll make 'em turn their heads every place we go; So won't you, please. Après, elle ouvre le frigo, prend une bière qu’elle décapsule avec son briquet, s’assied à la table de la cuisine et s’empare de mon cahier à spirale pour y écrire : « Aujourd’hui, c’est le blue Monday et mon père est décédé depuis 35 ans. C’était en 1987. J’ai eu un père un jour mais c’est comme un souvenir qui se serait passé dans une autre vie et il n’en reste qu’une souffrance diluée. Toutes les photos ont été brûlées dans l’incendie à Istanbul. Je me souviens de son amour. Certaines choses ne s’arrêtent jamais. »

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