La truite

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Ce matin, j’ai habillé les garçons de la même façon. Après tout, ils sont presque jumeaux et ils se ressemblent tellement… Être la seule à pouvoir les différencier m’amuse beaucoup. J’ai donc choisi dans leur malle à vêtements les petits pulls torsadés que je leur avais crochetés avec des restes de laine écru pendant le trajet jusqu’à Istanbul. On avait roulé de nuit jusqu’à Gênes où on était arrivés de justesse pour prendre le bateau. De ma vie, je n’ai jamais vu de ville plus terrifiante pour un automobiliste étranger que le vieux Gênes. Toute indication nous ramenait à notre point de départ. Un véritable labyrinthe fourmillant, grouillant d’une vie qu’on n’imaginerait nulle part ailleurs à une heure si matinale. Notre stress était à son comble. Il fallait qu’on soit à l’heure à Istanbul, c’est ce qu’il répétait, les mains crispées sur le volant. Hors de question qu’on rate ce fichu bateau, il disait aussi en donnant des coups de klaxon pour disperser les piétons sur notre chemin. La chaleur dans la voiture était déjà accablante. Je fermais les yeux pour penser à Istanbul, capitale de trois empires et ville qu’il m’avait promise depuis tant d’années. Je n’ai pas beaucoup voyagé dans ma vie et, à vrai dire, Byzance est, avec Paris, les seules destinations que j’ai eu l’occasion de visiter. Depuis, je me dis parfois que celui qui n’a pas grimpé au sommet de la colline de Çamlica au moins une fois dans sa vie pour profiter de la vue à couper le souffle a vécu pour rien.

Je suis grimpée sur cette colline. J’ai eu le souffle coupé. Je n’ai pas vécu pour rien.

Lui par contre, il voyageait tellement qu’il avait dû, je crois, fouler le sol de la plupart des capitales du monde. Je me souviens très bien de ça, de ces longues périodes où j’étais seule avec les garçons pendant qu’il parcourait les cinq continents pour vendre ce qui n’a pas de prix.

Des prix pourtant, il en mettait sur tout.

Sur moi.

Sur nos enfants.

Je chasse son souvenir d’un plissement de paupières. Au fond de la malle, je retrouve les deux petites chemises rouges en velours que mes petits portent sur la photo encadrée dans la salle à manger.

Je pense à la photo encadrée dans la salle à manger.

À l’étage, un violon se met à crachoter quelques notes d’une mélodie hésitante et confuse. Ça fait rire mes gamins qui profitent de cette diversion pour filer en pyjama et disparaître. Je ne comprends pas pourquoi ils trouvent ça drôle. Je les poursuis dans la maison avec en main les petites chemises rouges mais une fois dans le salon, ils m’échappent. Cette vieille bâtisse pleine de recoins regorge d’endroits où se cacher. Les chenapans ! Ils ne paient rien pour attendre. En haut, le violon s’enhardit ; je crois reconnaitre le morceau. Curieuse, je décide de m’approcher pour mieux entendre mais, pour m’approcher, il faut monter les marches. Je déteste ça, aller dans les étages. Il y a trop de portes, trop d’endroits où je ne vais jamais. L’escalier grince un peu, le violon aussi. Un silence se passe, bien vite enrayé par des notes beaucoup plus légères et le violon qui ne doute plus de rien emplit la maison de sa mélodie. Parvenue sur le deuxième palier, je trouve C. appuyée à la rampe d’escalier. Ses yeux m’interrogent sur les vêtements que je tiens contre mon cœur. Je me défends en les serrant encore plus fort contre moi. Elle secoue la tête dans un geste résigné. Sa respiration bruyante gonfle et dégonfle sa poitrine et d’une voix essoufflée, elle me dit « Schubert, la Truite, tu l’avais reconnu ? »

Je ne réponds pas.

Je pense à Schubert et à mes années d’apprentissage de la musique. Je pense aux vagues que je regardais se fracasser contre le bateau et à la chaleur écrasante dans la cabine. Je pense aux petites chemises rouges et à toutes ces bouteilles de bière que C. a fait livrer hier. Je pense qu’il n’y a plus de lait pour mes enfants et qu’il fait bien froid aussi pour un mois d’avril, que la toiture finira par céder si je ne trouve pas d’argent. Le violon se fait maître du monde, un piano imaginaire se met à l’accompagner et le génie de Schubert me cloue sur place. J’ai des frissons, la gorge qui se noue et une envie folle de hurler au monde entier que quand il ne reste plus rien, il reste la musique mais je n’en fais rien. Le monde ne m’entendrait pas, de toute façon.

La porte de la petite boulangère est grande ouverte. Elle est là, toute de blanc vêtue, debout au milieu de sa chambre. Elle joue du violon. Elle joue du violon sans pleurer. Elle ne pleure pas et elle me regarde. Elle me regarde puis elle regarde Colette. Son violon s’emballe, la tétanise tandis que le piano invisible chuchote un court instant, s’égare dans des silences qui n’en sont pas avant de s’emballer à l’unisson avec l’instrument que la petite boulangère manie comme on manierait la Lune si on la décrochait. Quand c’est fini, quand le piano s’est volatilisé et que les cordes ont fini de vibrer, un silence gigantesque tourbillonne dans nos têtes et la petite boulangère pleure et dit en regardant Colette bien droit dans les yeux « Mais qui êtes-vous ? »

Au même moment, comme pour empêcher Colette de répondre, Stéphanie et l’autre étudiante font une entrée fracassante dans le vestibule. En chœur, elles scandent « Hello ! On est rentréééées, on a couru douze kilomèèèèèèètres, ça vaut bien un cookiiiiiies ! » Aussitôt, C. regagne le rez-de-chaussée et je reste seule avec mon étrange locataire. Je réalise alors que ses yeux sont accrochés aux miens et que sa question ne s’adressait pas à C.

Elle répète « Mais qui êtes-vous ? »

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