A whiter shade of pale

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Il est presque vingt heures. Je crois bien que j’ai passé la journée à écrire. Je sais qu’il a fait venteux, qu’il a plu à plusieurs reprises et que le boulevard par la fenêtre a pris ses grands airs d’automne. Je sais aussi que la petite boulangère est descendue jouer du piano dans le hall, qu’elle a joué longtemps, tellement longtemps que j’en ai perdu la notion du temps. Et la journée s’est passée, comme une fusée dans le ciel. Je suis un peu groggy ; j’ai dû noircir trop de pages dans mon gros cahier à spirale. Colette me dit tout le temps que je devrais me trouver une autre occupation. Dès qu’elle me surprend à écrire, elle me le dit, que ça ne sert à rien que j’écrive alors je me cache pour le faire parce qu’elle me fait peur mais depuis toutes ces années – depuis Istanbul – je note tout ce qui se passe dans cette maison. Je crois dur comme fer que les maisons ont des pouvoirs et qu’à force d’écrire les choses, je vais finir par établir des liens.

Je vais finir par comprendre.

Quoi ? je n’en sais rien. Je sais juste qu’il y a quelque chose à démêler dans tout ça et, quand j’y serai parvenue, la lumière jaillira et tout sera fini.

Tout pourra enfin se terminer.

Oui, j’y crois, c’est la seule bouée que j’ai trouvée pour ne pas sombrer. Colette me traite de folle. Elle dit « Tu crois pas que je m’y suis déjà essayée à la thérapie par l’écriture ? Et tu crois que ça a changé quelque chose?... Détrompe-toi: les choses sont ce qu’elles sont ; elles sont ce qu’elles ont toujours été. Tu auras beau les écrire et les réécrire, encore et encore, tu n’y changeras rien. Pas une ligne ! Tu entends ce que je te dis ? Est-ce qu’au moins tu m’écoutes quand je te parle ? » Mais non, je n’écoute pas et je m’entête, à écrire et à y croire. Parfois, quand elle tombe sur mes notes et qu’elle les lit, elle rentre dans une colère noire comme le ciel de cette après-midi et dit en déchirant les feuilles « Tu vas arrêter ça ?! » puis elle me frappe au visage ou elle me griffe. Après, elle s’en veut mais ne s’excuse jamais. Je sais qu’elle s’en veut parce qu’elle rit. Elle rit parce que c’est ce qu’elle fait tout le temps quand rien ne va. Elle rit parce que c’est sa façon de pleurer.

Et ma façon à moi de ne pas pleurer, ma façon à moi d’exister, c’est l’écriture. Je n’ai rien d’autre pour me tenir debout. Sans elle, je ne suis pas là. Après les crises de Colette, je réécris tout ce dont je me souviens, au mot près quand je le peux. C’est comme une spirale sans fin, comme un épais nuage de fumée derrière lequel je peux me cacher. J’écris parce que je n’ai pas d’autre endroit où aller. J’écris pour me souvenir que j’ai été. Pour me rappeler que je suis encore. Que ce n’est pas fini. J’écris parce que je ne veux pas que ça finisse. J’écris donc je suis. J’écris le jour, j’écris la nuit. J’écris l’amour, j’écris l’ennui. J’écris en noir, en long et en large. J’écris partout, même dans les marges. J’écris en rouge et sans espace.

J’écris.

Je dépose mon stylo. La porte d’entrée vient de claquer. Des pas qui courent dans l’escalier. Des rires qui fusent. La vie qui ne s’arrête jamais. Stéphanie et son petit prince ne se quittent plus depuis quelques temps. Je me demande ce que devient l’autre étudiante. Elle se fait discrète. Je pense à elle sans rien écrire à son sujet. C’est étrange la façon qu’elle a d’exister à peine, de toujours se tenir dans l’ombre. Elle me fait penser à moi quand j’avais son âge mais quand j’en parle à Colette, ça la fait rire de plus bel.

Je referme mon gros cahier à spirale. Le piano, silencieux quelques minutes, s’est remis à jouer. Je m’approche de lui dans le hall sombre et poussiéreux. Je vois la petite boulangère qui joue. Elle me tourne le dos. Elle ne sait pas que je suis là. En haut des rires et des bruits de chaises qu’on tire. Je vois ses cheveux ramassés en chignon et ses frêles épaules couvertes d’un lainage bleu marine. J’entends les notes. Je les ressens une à une, qui me traversent les tympans et le cœur. Attirés par cette mélodie qu’ils connaissent bien, mes garçons me rejoignent tout doucement, glissent chacun une petite main dans les miennes et c’est à ce moment-là que la voix surgie je ne sais d’où se met à chanter les paroles. Mon sang se glace et mes petits serrent mes mains plus fort.

La petite boulangère joue et la voix chante : « We skipped the light fandango ; turned cartwheels’cross the floor ; I was feeling kinda seasick…”

Une larme coule sur ma joue. Je me demande comment font les gens qui réussissent à oublier une voix. Tant de fusées sont passées dans le ciel et je n’ai pas pu oublier.

La chanson est terminée. Le couvercle du piano se referme. Le tabouret pivote. Mes petits s’enfuient en courant. Ce n’est pas la petite boulangère. C’est Colette, tellement vieille et laide, qui a pris sa place. Je lui dis « A whiter shade of pale… » et elle dit « Non ». Elle dit que ce n’est pas elle, qu’elle n’a jamais su le jouer. Elle dit « Ce n’était pas moi, il faut me croire… Tu le sais toi, que ce n’était pas moi, que c’était lui… Moi, je ne voulais pas…» et elle s’en va, je ne sais pas où.

Ou peut-être que c’est moi qui m’en suis allée.

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