En l'absence de marteau-piqueur

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Le silence est quelque chose de rare ici. Le silence est l’exception qui survient inopinément au milieu d’une après-midi d’avril et qui s’évanouit à la première occasion. Le temps de l’entendre, il n’est déjà plus là. Aujourd’hui, pendant un court instant il est là. Je ne l’attendais pas mais il est bien là, avec moi. Collé à moi. Il me suit dans la maison, jusqu’à la salle de bain ouverte sur cette après-midi froide et lumineuse.

Lumineuse et silencieuse.

J’ai froid mais je ne ferme pas la fenêtre. Je veux profiter de ce calme inhabituel et respirer l’air frais. Aucun bruit ne s’insinue de l’extérieur ; j’ai beau tendre l’oreille : le silence est absolu, tyrannique. Même la vacarme de la circulation semble étouffé. On n'entend ni klaxon ni sirène d’ambulance, aucun marteau piqueur non plus, aucun train s’en allant au loin, aucun avion survolant la ville, aucun passant, aucune sonnerie. Rien. Juste le bruit de la douche quand je l’actionne et après celui du jet brûlant.

Je ne sais pas où sont mes enfants.

Je ne sais jamais où sont mes enfants. Parfois, je les appelle encore et encore mais ils ne répondent pas. Parfois, ils apparaissent on ne sait d’où, presque comme par enchantement et ils courent vers moi, se jettent dans mes bras. J’aime tellement ces moments-là que je voudrais les vivre et les revivre éternellement. Je pense que j’ai envie de les appeler, de les appeler maintenant mais j’ai verrouillé la porte et les portes verrouillées les terrifient.

C’est quelque chose que je sais et qui me terrifie moi aussi.

Un coup de sonnette retentit dans le vestibule. Un deuxième. Je tourne le robinet pour stopper le jet d’eau et invoquer le silence aussitôt déchiré par un troisième coup de sonnette. Je crie « Est-ce que quelqu’un peut aller ouvrir ? » mais personne ne m’entend. Contrainte et forcée d’aller ouvrir à l’inconnu qui sonne, sonne, sonne sans plus s’arrêter, je sors de la douche précipitamment, m’emballe dans le peignoir en éponge que C. m’emprunte tout le temps et qu’elle a eu la délicatesse de suspendre au crochet et je traverse le vestibule, pieds nus et les cheveux ruisselants. J’ouvre la porte. Derrière cette porte il y a Samuel, le jeune brasseur qui vient livrer les bouteilles de lait demi-écrémés et les eaux, depuis bientôt un an comme chaque deuxième vendredi du mois. Je l’avais oublié. J’essaie souvent de me concentrer pour ne pas oublier les choses mais les jours passent et je ne sais plus. À vrai dire, j’ignore si cela fait un an ou dix ans que j’ai recours aux services de Samuel. À mon grand étonnement, je trouve C. en grande discussion avec lui. Elle est en jeans et pull bleu marine, assise sur une chaise en plastique dans la courette. En tirant sur sa cigarette et en agitant la tête et les yeux dans tous les sens, elle se plaint de sa distraction. « J’ai encore oublié les clés et donc je me suis enfermée dehors mais la gamine est là, elle va bien finir par s’éveiller. Allez ! Sonnez, sonnez encore ! Ils ont le sommeil lourd, les jeunes de nos jours. Mais ne vous inquiétez pas, depuis le temps qu’on se connait, vous savez que je suis une vraie tête de linotte. » Je dis « Bonjour Samuel, vous pouvez déposer les casiers dans la cuisine » mais il ne me répond pas et C. se met à rire. Elle rit d’un rire tapageur et une grande tristesse s’empare de moi. Je regarde Samuel que j’ai toujours trouvé si beau, avec ses grands yeux sombres et ses bras musclés mais ma vision se brouille et je ne vois qu’un homme entre deux âges manifestement pressé. Il continue de sonner. Il sonne, sonne. À ses pieds, des casiers de bière et douze bouteilles de Pinot noir. Il sonne, sonne et il m’ignore alors que je me tiens devant lui, juste devant lui, sur le seuil, pieds nus et les cheveux ruisselants.

Sur sa chaise en plastique, C. continue de rigoler jusqu’à ce que Stéphanie fasse son apparition, juste à côté de moi sur le seuil, toute de jaune vêtue et les cheveux en pagaille. Derrière elle, Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde-qui-est-sûrement-un-vrai-prince pointe le bout de son nez. Il est en caleçon, jaune lui aussi, et en doudoune moutarde. Il a beau se cacher derrière sa bien-aimée, son accoutrement n’échappe pas à C. qui rit de plus belle. Elle rit et elle dit « Vous comprenez pourquoi je bois de si bon matin, Samuel ? Ici, les gens s’habillent comme des va-nu-pieds et les portes verrouillées vous plongent en plein cauchemar… » Elle dit ça et elle me jette un regard que je ne parviens pas à interpréter. Je repense à toutes les portes que j’ai verrouillées dans ma vie. Je pense à celle du troisième étage. Je pense à celle de la petite boulangère. Je pense à Istanbul et aux tableaux.

Je pense aux tableaux.

Je pense à mes enfants.

Je pense à cette porte à Istanbul.

Je pense à mes enfants à Istanbul.

Je pense à mes enfants et je les appelle. Je les appelle du plus fort que je peux et C. rigole et rigole.

Après, la ville reprend son souffle et le vacarme de la circulation étouffe le rire de Colette qui riait tellement fort que je crois qu’elle en pleurait.

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