Les chaussures de vieille dame

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J’ai voulu retourner près de la petite boulangère, pour vérifier la couleur de ses yeux, la regarder se coiffer devant son miroir ovale mais elle a refermé sa porte dès qu’elle m’a entendue monter en disant, sans même me regarder « Ne pense pas que je suis là tout le temps, parfois je suis ailleurs, parfois je ne suis pas. » Je suis restée un peu perdue sur le palier, à essayer de comprendre et à écouter le vent souffler, s’engouffrer dans les fissures, errer dans les étages, s’insinuer sous les portes. C’est comme une présence, épaisse et invisible, dans ma maison triste. Il souffle depuis plusieurs jours maintenant, depuis qu’il a emporté le mot que je voulais dire à la petite boulangère. Il souffle obstinément sur un printemps qui n’en a que le nom et je ne sais quoi lui dire, qu’il emporterait jusqu’à toi.

Toi qui ne me lis pas.

Toi dont je ne parle jamais.

Je cherche un autre mot mais le seul que je trouve n’a pas de nom non plus. Un mot qui ne se dit pas, qui même au vent ne peut être confié. Un mot stupide qui a failli m’échapper. Je m’en excuse. Je le fais à dieu sait qui et je redescends les marches.

Dans le hall d’entrée, C. et mes deux petits qui se jettent dans mes bras. Ils veulent enfiler leurs bottes pour aller déterrer des œufs de dinosaure. Ils crient « Allez maman s’il te plait dis ouiiiii » Je dis « Oui », je dis « On y va », je dis « Je vous aime », je dis « Mon dieu tellement ! » et C. me retient par la manche. Elle a du feu dans les yeux, veut savoir si je lui ai parlé. Je dis « Parler à qui, de quoi ? » et elle répond « Mais tu sais bien, de lui… »

Dans le salon, le téléphone sonne. Je vais décrocher. Personne.

Dans le vestibule, le carillon de la sonnette retentit. Je vais ouvrir la porte. C’est Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde. Il veut savoir, lui, si sa bien-aimée est là. C’est ce qu’il dit « Est-ce que ma bien-aimée est là ? » Je dis « Je ne sais pas, les garçons, allez donc allez donc voir si Stéphanie est dans sa chambre ! » et Antoine-le-petit-prince-en doudoune-moutarde écarquille les yeux, l’air embarrassé. C. ricane, appuyée contre le mur, et allume une cigarette. Je la gronde, lui dis que ça ne se fait pas, qu’elle pourrait aller fumer dehors. Les garçons reviennent en dévalant les escaliers. Stéphanie n’est pas là. Je dis « Ben voilà, elle n’est pas ici » et Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde me jette un regard désolé, presque triste et s’en retourne à sa petite voiture bleu électrique.

C. tire sur sa Barclay longue, recrache sa fumée sur mes garçons. Elle est de mauvaise humeur. Ses ricanements ne m’ont pas dupée. Je sais qu’elle sait. Qu’elle sait que je sais qui est la petite boulangère. Qu’elle sait qu’elle… Je secoue la tête pour chasser une pensée indésirable, lui dis que tout va bien se passer, qu’il me suffit de condamner la porte. Les petits s’impatientent. C. écrase son mégot sur le carrelage avec ses chaussures de vieille dame et, sur un ton désolé, presque triste, murmure « Comme tu l’as fait au troisième étage ? Penses-tu que ce soit la solution de toujours refermer les portes, de mettre des cadenas ? »

Dans le salon, le téléphone sonne. Je vais décrocher. Personne.

Après, avec me petits, on s’apprête à partir, armés de pelle et de sacs à dos, bien décidés à ramener des œufs de dinosaure. Je suis heureuse, je veux sentir vibrer chaque instant avec eux. Quand ils seront grands, ils se moqueront de nos jeux... C’est ce que je pense en refermant la porte derrière nous mais C., assise sur le seuil, ricane à nouveau et dit « Tu sais bien que ça n’arrivera jamais ! »

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