La montgolfière

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Aucun mur n’a jamais empêché les gens de passer. C’est l’idée qui m’est venue ce matin en me brossant les dents devant le miroir de la salle de bains. Fichées dans mes pots de fleurs sur le seuil de la maison, mes petites girouettes en bois tournent au gré du vent qui s’est levé tôt ce matin. Et ça tourne, tourne, tourne.

M’hypnotise.

La double fenêtre du salon est grande ouverte et je me tiens devant en jogging comme une reine face à son royaume. La vue devant moi est bouchée par les immeubles sur l’autre trottoir mais il y a mes quelques pots de fleurs qui ne demandent qu’à être garnis et mes girouettes qui tournent, tournent, tournent comme pour envoyer un message à la nature, lui dire « Vas-y, fais comme nous, ne t’arrête jamais ».

Et je pense « Pourvu que jamais le vent ne s’arrête de faire tourner les girouettes ! Pourvu que jamais je ne cesse d’aimer le vent… »

Dans une maison un peu plus loin dans la rue, un piano pleure. Pourquoi les pianos pleurent-ils si tôt le matin ? C’est ce que je me demande en humant le café brûlant que je tiens entre mes mains. J’ignore dans quelle maison ça se passe mais c’est triste, triste et tellement beau à la fois.

En contemplant ma rue pavée, coulée dans les briques et le béton, je repense à tous les murs du monde qui séparent des gens, ceux qu’on rêve de franchir, ceux qu’on escalade, ceux devant lesquels on tombe.

Se relève.

Et ceux devant lesquels on rebrousse chemin.

Aucun mur n’a jamais empêché les gens de passer…

Moi, je suis tombée, j’ai rebroussé chemin.

C’était à Istanbul.

Je verse du chocolat brûlant lui aussi dans une cruche en acier, dépose quatre tasses à côté, vide le contenu de ma tasse dans l’évier, lace mes baskets, fait tourner mes chevilles, m’étire la nuque, pousse la porte puis la barrière de la courette et pars.

Je pars courir, poursuivie par l’odeur de chocolat chaud qui s’échappe de ma maison et la vision d’horreur de ma cuisine ce matin quand j’ai réalisé que C., pendant la nuit, avait vidé le contenu de toutes les armoires sur le sol, sur la table. Il m’a fallu une bonne heure pour tout ranger et la trouver, assise sur la dernière marche de l’escalier, celui qui mène au troisième étage. J’ai dit en criant « Mais qu’est-ce que tu fiches là encore ? Tu ne dois pas venir ici ! Et c’est quoi le bazar que tu as mis dans la cuisine ? Tu cherchais quoi ? » « Une montgolfière », c’est ce qu’elle a répondu. J’ai dit « Une montgolfière, rien que ça ! » et là, elle a répondu « Exactement, une montgolfière ! » et elle s’est lancée dans un incompréhensible monologue dont elle seule a le secret. Elle parlait des objets qu’on accumule dans sa vie, de l’altitude que ça nous fait perdre, de la hauteur dont on a besoin pour survivre. Elle a dit « Si tu ne fais rien, tu vas t’écraser avec ta montgolfière. Tu dois trier tout ça, retrouver les choses essentielles, celles qui t’aideront à continuer, à accepter… Tu as des photos quelque part, cherche et tu les trouveras. Des photos d’elle. Oui elle, ta petite boulangère ! Je sais que tu sais qui elle est, comme moi je sais qui tu es et tu dois faire quelque chose. Trouve ces photos et laisse-lui prendre de la hauteur, laisse la avancer sinon elle va s’écraser, encore et encore et ça ne s’arrêtera jamais. » Elle a dit ça et je me suis mise à la haïr.

Parce qu’elle est folle.

Parce qu’elle a raison.

Et parce que, peut-être que oui, je perds de l’altitude moi aussi.

Mais quand même, je me suis fâchée pour la faire taire et parce qu’elle fait toujours fuir tout le monde avec ses discours insensés, même Bob, son Berger allemand mal odorant qui a détalé avec un croissant dans la gueule et la petite boulangère (quand on parle du loup !) qui a décrété qu’elle se passerait de café ce matin. J’ai dit, en la voyant passer sur le palier « Et du chocolat chaud ? Je vais en faire… » Elle a rebroussé chemin vers sa chambre, sa porte a claqué. C. a haussé les épaules pour se disculper et a crié, du haut de la cage d’escalier : « LAISSE NOUS PARTIR ! »

Je cours.

Je cours le long De la Meuse.

Je cours le long de la Meuse et je pleure. Je pleure parce C. a vidé le contenu de mes armoires, que je n’ai pas été capable d’escalader un mur et que les notes du piano triste courent avec moi, ne me lâchent pas.

J’accélère.

Encore.

Pleure.

Parce que ma vie n’a pas de sens. À ma gauche, le fleuve. En face, un petit mur. Je passe, poussée par un vent déterminé.

Je prends de l’altitude, ne pleure plus, le franchis.

Je ne faisais que passer et demain sûrement tout ira bien.

Je cours.

On est déjà demain.

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