Les joies d'aimer

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Le soir venu, je ne suis pas allée manger, j'ai fait dire par la domesticité, que je me sentais mal. Eugénie frappe à ma porte pour me proposer un bouillon et se rassurer à mon sujet. Elle me connaît si bien ! Elle roule des prunelles ! Un seul regard lui a suffi :
« -An ka anni gadé zié a ou, an sav ou amourèz -Je n'ai qu'à regarder tes yeux pour voir que tu es amoureuse- »

Je ne mens jamais à Eugénie. Mon histoire la catastrophie, elle chuchote, au paroxysme de l'affolement :
«-Côme a ka di ou byen mési -Côme est un brave homme- mé sé bourèl ! -Oui, c'est un esclave. »

Et tout est dit.

Rien n'est possible entre une femme blanche et un homme noir. Pourtant la raison m'abandonne et les jours suivants, je tente par tous les moyens de croiser Côme. Et c'est Eugénie qui, lorsqu'elle me croise pour la troisième fois dans le couloir qui mène au bureau de mon père, me fait remarquer qui si quelqu'un venait à soupçonner quoi que ce soit, c'est Côme qui serait châtié : «-A pa ou pini ! »

Je cesse donc mes imprudences et le plus longtemps que je résiste, je le regarde de loin. Je l'observe quand il traverse la cour, quand il rentre à kaz pour manger ou dormir. Je sais qu'il m'a remarquée. Je sais qu'il sait.

Un soir je n'y tiens plus et je supplie Eugénie de lui dire que je veux le voir. Elle pleure, me tance, me caresse. Mais rien n'y fait : j'ai trop de passion. Je suis prête à tout et c'est sûrement ce qui la contraint. Elle s’effraye des imprudences que je pourrais commettre.

Une heure plus tard j'entends des pas discrets prés de ma porte, mon cœur bat à éclater dans ma poitrine. On frappe doucement. Eugénie est devant moi, le visage pâle et fermé. Derrière elle se tient Côme, extrêmement mal à l'aise et intimidé. Eugénie m'enjoint de lui dire rapidement ce que je veux parce qu'elle ne va pas rester comme ça dans le couloir et c'est dangereux ! « -Je ne veux pas parler si tu es là ! -C'est comme ça demoiselle ! Avec moi ou personne ! »

J'ai à nouveau quatre ans Eugénie est très fâchée et ne cédera pas. Elle daigne pourtant faire un pas de côté. Je rougis violemment et je parle enfin à l'unique objet de mes pensées : « Côme, je sais que je ne suis pas raisonnable, et que je te fais courir un grand danger. Mais mon esprit m'échappe et sans toi, ma vie n'a pas d'intérêt. Sans toi…. Une dame ne devrait pas dire ces choses là mais si je ne te parle pas, toi tu ne peux rien: tu as encore moins de droit que moi. Côme si tu ne partages pas mes sentiments, il n'arrivera rien. Je renoncerais, à toi c'est tout. Mais si tu ressens quelque chose, donne-moi de l'espoir.»

Je suis suspendue à ses lèvres, Eugénie nous tourne le dos. Elle tape du pied avec embarras et impatience. Elle m'en voudra longtemps.

Côme ne dit rien, il ne me regarde pas. Je perds contenance, la panique me gagne et la gène et la honte. Je m'apprête à reculer… Mais, sans dire un mot, Côme saisit ma main et en embrasse silencieusement la paume. Une de ses larmes roule sur ma peau. Alors il fait demi-tour et disparaît dans l'ombre. Eugénie attend quelques minutes et s'en va à son tour, sans m'accorder un regard.

Le lendemain, je me sens en vie comme jamais ; les couleurs, odeurs tout m'illumine, me nourrit, me transperce. Mon âme chante, mon cœur est une biche en liberté. Je suis si joyeuse que ma mère qui me croise me regarde avec un rien de suspicion. Mais je ne peux me contenir : c'est plus fort que moi. Je m'apprête à sortir, Eugénie me glisse un papier dans la main. Elle me regarde de travers et me fait savoir qu'elle n'est pas un coursier et qu'on ne compte pas sur elle pour porter des bouts de papier, elle a autre chose à faire.

C'est Côme, je sais que c'est Côme. Il me demande de le retrouver dans trois heures sur les chemins en dehors de la plantation.

Notre secret d'amour sur cette terre d'esclaves est menacé par les esclaves eux-mêmes. La misère qui les cerne, le désespoir de leur condition les poussent à tout pour en sortir. Par exemple, si mon père a des enfants bâtards de femmes noires, c'est certes parce qu'il est le maître, mais c'est aussi parce que faire un enfant au maître c'est se voir affranchis, soi et le bébé. Alors si un esclave de l'exploitation connaît notre histoire, il cherchera à en tirer profit. Côme risque l'amputation ou pire.

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