Sans pardon

3 minutes de lecture

Notre amour clandestin dure quatre années, et toutes ces années notre affection ne cesse de grandir. Au début, nos corps à corps timides et prudents se résument à des caresses innocentes et des baisers volés. Au contact de Côme mon regard sur l'esclavage change, je vois enfin les injustices et les cruautés que subit le peuple noir. Côme se désespère de leur condition. Il dit qu'ils sont esclaves dans leur tête avant tout, et que pour eux, être heureux, ne se mesure qu'à l'aune du regard des blancs : si le blanc leur dit qu'ils ont de la chance, qu'ils sont bien nourris et bien traités, ils le croient.

Ils n'ont pas d'ambition et ne cherchent à s'en sortir que par des stratagèmes ponctuels et opportunistes. Ils n'envisagent rien pour l'avenir de leur famille ou l'éducation de leurs enfants. Ils n'envisagent même pas qu'on puisse être libre.

Chacun revendique son droit en s'appuyant stupidement sur ce Code Noir écrit par des blancs. J'essaye de l’apaiser : « Il vous donne des droits, ce code, c'est un début. -C'est une fin : il nous enferme dans une condition que je récuse. Un jour ma belle Angélique, le peuple noir se soulèvera. Les propriétaires sont-ils conscients que les Noirs sont ici bien plus nombreux que leurs maîtres ? »

Dans le cœur de Côme, la condition des noirs est incontournable, il ne sera heureux que libre, et ne sera libre que s'ils le sont tous. J’adhère à tout. Réfléchir m'indiffère, Côme le fait pour moi. Désormais et dans ses bras, l'esclave c'est moi.

Une époque passe. Des appétits nouveaux dévorent notre mutuelle timidité. Ensemble nous franchissons toutes les limites et cueillons les fleurs interdites. Ensemble nous faisons chanter nos désirs à en perdre notre souffle ; nous mêlons nos odeurs, nos couleurs, nos corps, nos fluides. Sans regret. Jamais. Aucun.

Angélique et Côme...

Le temps se contracte en ces instants parfaits de communions absolues ou la douleur et le plaisir se répondent tour à tour. Je prie Dieu pour mourir à l'instant dans ses bras ; ou pour que du monde il ne subsiste que nous.

Dieu n'écoute pas mes prières.

Emportés par les habitudes et notre amour insatiable, nous commettons des imprudences. Quoiqu'il en soit, on nous aurait découvert. Mais c'est ma sœur aînée qui nous surprend. Elle était partie depuis un an et revient nous annoncer sa grossesse naissante. On me dira plus tard qu'elle m'a cherchée. Elle connaît mes cachettes et mes habitudes de petite fille.

Nous sommes dissimulés par le creux d'une dune sur une natte de roseaux, je gémis de plaisir… Côme est dans mon corps. Il fouille mon ventre, mon amour, mon amant passionné.

Soudain au-dessus de ses épaules, je vois le visage d'Anne, figé en une grimace de dégoût et de haine absolue. Immédiatement, elle part en courant. Et je hurle. Je lui hurle d'attendre, de m'écouter, de me pardonner.

Accablée et abattue, je reviens au monde. Côme sait que sa vie ne tient plus qu'à un fil. Il pleure.
«-Côme tu dois t'enfuir, je ne peux pas venir avec toi. Si tu parviens à t'échapper nous avons une petite chance de nous revoir. Si je viens avec toi, ils nous chercherons tous, tous les esclaves, tous les maîtres de l'île toute entière et ils nous trouveront. Je t'aime, je veux que tu vives ! Sauve-toi ! »

Côme est parti je suis dévastée. Je m'habille et j'attends la furie de ceux qui ne sont plus les miens. Je ne veux pas revivre la souffrance de notre séparation et je n'ai guère envie de m'attarder sur la suite.

*

Une autre écriture relaye celle, élégante, qui coulait jusque là. Le récit d'Angélique s'arrête ici. Les archéologues ne savent pas qui a rédigé la suite de cette histoire si triste. Mais en quelques lignes, il est dit que le contremaître, qui avait toujours envié Côme l'a trouvé et l'a tué à coups de bâton. Il est dit que le maître qui ne voulait pas qu'il en soit ainsi, avait, à son tour, tué le contremaître.

Il est dit que l'on condamna Angélique à présenter des excuses publiques, à sa famille, aux hommes et à Dieu et qu'elle a refusé en disant : « Il n'y a pas de sens à s'excuser d'aimer. ».

Son père l'aurait alors frappée si fort qu'une de ses dents serait sortie de sa bouche. Le prêtre aurait arrêté le bras vengeur et proposé qu'Angélique soit mise en cloître pour faire pénitence de son péché de chair. Dans sa cellule monacale, Angélique renonce à la vie. Elle décède en 1842 et est ensevelie selon les rites catholiques.

Repose en paix Angélique.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire sortilège ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0