Côme

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Quand père n'est pas là, tout le domaine se relâche. Et moi, j'en profite pour me rendre sur les chemins, au-delà des plantations de cannes à sucre. Ha ! Profiter du silence et rêver sans me sentir observée ou surveillée.

Ce jour là, ce dimanche, j'aperçois au loin, un nègre en costume. Je sais que c'est Côme, il est le seul à porter un costume. Père exige qu'il soit correctement vêtu. En effet, Côme travaille dans le même bureau que lui et outre l'offense que ses guenilles pourraient occasionner en ces lieux, parfois, père reçoit des propriétaires.
Côme gère une partie de la production et des finances du domaine. Il est orphelin -peut-être-. Il a dit à ma nourrice qu'il ne se souvient pas de ses parents. Il a dit qu'une blanche en mal d'enfant l'a instruit. Il sait lire et compter. Son intelligence le rend différent des autres nègres.

Depuis l'ouragan de mes dix-sept ans, j'ai, pour Côme, un affection particulière. Parfois j'oublie même qu'il est noir. Et lorsque je fais abstraction de sa couleur, je le trouve très bel homme : c'est une force de la nature. Il a de belles dents, il se tient très droit. Et les travaux de la propriété auxquels chacun contribue ont développé sa taille et ses muscles.

C'est sans doute pour cela que sa condition est meilleure, il semble que Dieu l'ait distingué a bien des égards ; certainement pour que sa première maîtresse le traite avec charité.
Mon père l'a acheté assez cher à la femme qui l'a élevé. Elle s'en séparait parce que son époux était mort, elle voulait de l'argent pour rejoindre sa famille en Angleterre. Alors, pour lui arracher ce bel adolescent, père a fait la promesse de le bien traiter, de le bien nourrir et de lui donner un peu d'argent. Ma nourrice, Eugénie dit que les bons esprits le protègent. Je me fâche quand elle profère de telles inepties ! Mais les Noirs ont rarement l'intelligence d'un Côme.

Cependant Eugénie a du bon sens, et elle est pour moi comme une mère, plus que ma mère. Je ne pourrais le dire qu'à confesse, mais mes parents me considèrent sans amour, avec une forme d'indifférence hostile. Je suis la dernière de la fratrie et j'ai beaucoup fait souffrir mère pendant sa grossesse. Elle dit que son mal présent vient de là.

Eugénie n'a pas d'enfant, un maître violent l'a détruite à l'intérieur. Je sais ce sujet parce qu'Eugénie n'a pas de pudeur, elle m'a toujours parlé librement des choses du corps. Par exemple, je sais comment sont conçus les enfants. Dans le détail. Si père l'apprenait, Eugénie serait renvoyée à l'exploitation avec les autres vieux.

Ma nourrice m'a aimée sans retenue, sa nature généreuse, sa gentillesse et sa compassion -bien qu'absurde, c'est moi qui suis blanche- m'ont permis de me développer et de devenir celle que je suis.

Je sais que les nègres ne sont pas des animaux. Ils ont des émotions et des sentiments, certains sont mêmes supérieurs, je trouve, par leur esprit aux terriens cruels que fréquente mon père.

Côme est la créature la plus intelligente que je connaisse. En me croisant, ce jour là, sur le chemin de mon école buissonnière, il lève son chapeau en souriant et sans me regarder me dit «- Bonjou' météss a kaz -Bonjour Côme... »

J'allais lui demander ce qu'il faisait là, mais une pierre roula sous mon pied, et sans son aide, je serais tombée. Son odeur sucrée, la peau douce et chaude de ses bras, sa force tranquille : tout m'a bouleversée. Mon émoi est si grand, que je me mets à pleurer. « -Madanm mal tonbé. Madanm blessé ? -Non Côme, je vais bien. Je crois que je vais rentrer. -Je rentre avec vous. »

L'inquiétude passée, Côme utilise un langage plus civilisé. Je lui demande : «Que faisais-tu seul ici ? -Je me suis échappé pour profiter d'un peu de solitude. -Ha, je faisais comme toi. »

Mon cœur bat très vite encore, sa présence à côté de moi, provoque une agitation incroyable dans ma personne. Côme sent que quelque chose me traverse. Mais il ne dira rien si je ne l'y invite pas :«-Qu'est-ce qu'il y a? -Vous êtes sûre d'aller bien ? Vos joues sont rouges et vous paraissez essoufflée... -Ne t'inquiète pas je vais bien. »

Malgré moi, poussée par une force incontrôlable. Je pose ma main sur son bras, comme si je veux m'y appuyer. Côme à son tour subit un afflux d'émotions. Je m'en rends compte : il hoquette, tremble et se raidit soudain. Je ne prolonge pas le contact ; c'est trop fort, trop violent, pour nous deux ! Côme baisse la tête, c'est un code, dans notre plantation, qui signifie qu'il souhaite s'exprimer. « -Oui Côme ? -Je dois rentrer, je n'ai pas fini ma tâche d'aujourd'hui. Au revoir maîtresse. -Ça m'a fait plaisir de te parler un peu. »

Côme s'éloigne rapidement. Il a raison, la plantation ne doit pas nous voir ensemble. Ça ne se fait pas. De retour dans ma chambre ce jour-là, je me rends compte que je ne suis plus la même. Je ne sais pas ce qui me domine, la peur, la joie, l'impatience ou les émois de mon corps.

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