2.

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Elle passa la journée du lendemain dans le coton du sommeil. Elle s’était levée pour picorer dans le copieux buffet de petit déjeuner, avait rassuré son hôtesse sur son parfait état de santé avant de monter se recoucher. Lorsqu’elle s’éveillait, elle lisait un de ses livres ; et lorsqu’elle lisait, elle se rendormait. D’après la neige qui s’accumulait sur les vitres de sa fenêtre, Aurora ne se montrerait pas aujourd’hui non plus. À quoi bon sortir du lit ? Son téléphone vibra à deux reprises. Ernesto et Maman. Elle ne répondit ni à l’un ni à l’autre.

Comme elle, le soleil n’avait pas daigné se lever. Le ciel s’était paré d’un gris moins anthracite aux alentours de midi puis il s’était rembruni, comme vexé de ne pouvoir proposer mieux.

Aurore dîna en fin de service, alors qu’il ne restait plus dans la salle à manger qu’un vieil homme qui marmonnait seul devant son assiette. Elle s’installa à l’autre bout de la pièce, hésita à interroger l’hôtesse sur cet étrange personnage, mais se ravisa. Dans les standards suédois, ce type de question était d’une effroyable impolitesse. Et puis, qui était-elle pour juger de la réalité d’un ami imaginaire ? En fin de repas, elle se servit une tasse de café accompagnée de biscuits friables qui lui ravirent les papilles. Au moment où elle allait quitter la salle, le vieil homme éleva la voix en se tournant vers elle. Le suédois balbutiant d’Aurore ne lui permit pas de comprendre ce qu’il disait. Tout juste crut-elle reconnaître les mots « pont » et « appel », ainsi que le mot själ, répété à de nombreuses reprises et pouvant se traduire par « âme » ou « esprit ». Ne sachant comment réagir, Aurore se contenta du sourire poli qui la sauvait de toutes les situations inconfortables dans ce pays, puis elle sortit de la pièce d’un pas raide. Dans le hall, elle enfila ses bottines à la hâte et quitta la maison sans même se couvrir d’une veste. Bien qu’il n’eût pas l’air menaçant, le vieil homme l’avait gênée. Elle détestait que l’on s’adresse à elle de force, sans lui offrir la possibilité d’échapper à la conversation.

Dehors, le ciel bas s’effritait en gros flocons. L’air n’était pas glacial, même si son pull ne suffirait pas longtemps à la protéger. Elle s’éloigna de la maison, déambula dans les ruelles éclairées du centre, admirant les façades décorées de guirlandes et de branches et s’attardant sur les quelques devantures encore illuminées. Elle regrettait presque de n’être pas sortie plus tôt dans la journée pour goûter aux pains d’épices et aux brioches au safran qui abondaient dans les vitrines des cafés.

Il était de nouveau sur le ponton, face au lac et au ciel.

Bonsoir, Axel.

Il esquissa un sursaut mais quand il se retourna, son visage n’était que joie.

Où est ton manteau ? Tu n’as pas froid ?

— Pas encore.

Ce n’était pas la vérité. Ses doigts perdaient en sensibilité, ses joues brûlaient, mais elle prenait aussi un étrange plaisir à sentir sa chaleur la quitter, à laisser son esprit s’évaporer, fuir les limites de sa chair. Dans ces moments-là, ses rêveries étaient plus intenses.

Il n’y aura pas d’aurora ce soir non plus, je le crains, fit-il quand elle arriva à sa hauteur. Nous devrions aller près du… brasero ? C’est ainsi qu’on dit ? Le feu public.

— Un feu ?

Il désigna un point à peine plus brillant que le reste sur les hauteurs de la ville. Oui, l’hôtesse en avait parlé à Aurore, lui expliquant qu’il brûlait en continu durant tout le mois et qu’il était très mal vu de passer à côté sans l’alimenter. Son inconscient avait dû le repérer malgré elle. Elle acquiesça et ils remontèrent les rues sans un mot ; Aurore était encore trop jeune pour accepter d’endosser l’image de l’illuminée qui soliloque.

Le feu était établi sur un promontoire rocheux formant la place de l’église. Autour du foyer, des demi-troncs faisaient office de bancs. Ils s’assirent côte à côte et attendirent que le maigre flux de passants se tarisse entièrement. Les yeux fixés sur les flammes, Aurore se réchauffait sans perdre cet état de conscience particulier qui lui permettait de voir et d’entendre Axel, de jouir de sa compagnie rassurante. D’aussi loin qu’elle s’en souvint, il avait toujours fait partie de sa vie. Ils avaient été enfants ensemble, adolescents puis jeunes adultes, s’étaient raconté des histoires, réconfortés et aimés, infiniment. Même quand Aurore avait été amoureuse d’autres hommes, il était resté, niché dans un recoin secret de ses pensées, attendant l’opportunité de réapparaître. Elle en avait parlé une fois, à un psy qu’elle avait consulté à l’âge de seize ans, alors qu’elle rejetait ce monde et cette vie par tous les pores de sa peau. D’après lui, cet homme parfait au prénom changeant n’était qu’une conséquence de son immaturité et de sa trop grande anxiété. Une création de son esprit fragile. Elle avait avalé le diagnostic sans discuter, bien qu’elle fût convaincue qu’il ne s’appliquait pas à sa réalité, et n’avait plus jamais partagé son secret.

Tu vis ici ? demanda-t-elle quand ils furent tout à fait seuls.

Non, je viens seulement pour l’aurora.

— Moi aussi… je crois.

— Tu crois ?

— Oui, je ne sais pas bien ce que je fais ici. J’avais juste besoin de venir, ou de fuir.

— Je comprends.

Naturellement.

Parfois, elle ressentait de la honte à se parler ainsi à elle-même, à s’être créé un être parfait qui la comprenait et l’aimait telle qu’elle était sans jamais lui nuire ou la contrarier. Elle se demandait s’il n’était pas un frein à sa véritable vie ; quel humain de chair et de faiblesses pourrait rivaliser avec lui ? Il lui arrivait aussi de craindre pour sa santé mentale ; voir ce qui n’existe pas n’est jamais bon signe pour une adulte. Plusieurs fois, elle avait tenté de le chasser, de l’oublier pour avancer, mais il revenait toujours, comme un souvenir trop profondément gravé.

Pourquoi tu m’as appelé Lohan, hier ?

— Hum… Par habitude.

— Non, c’est la première fois.

— La première fois que quoi ?

— Que tu te trompes. D’habitude, tu sais toujours mon nom.

Comment je m’appelle ?

Il la dévisagea d’un air interdit, inspira à deux reprises comme s’il s’apprêtait à répondre avant de se dégonfler et de se détourner d’elle.

— Aurore. Je m’appelle Aurore.

Le feu, assailli de vent et de neige, faiblissait et crépitait. Aurore se leva pour y déposer une bûche provenant du tas amassé au pied de l’église. Quand elle se retourna, Axel avait disparu.

Pour la première fois depuis qu’elle avait quitté la France, elle fit une nuit complète. Et il y avait près de deux jours que les soucis que lui causait sa thèse n’étaient pas parvenus à se réimplanter dans son esprit. Elle se sentait bizarre, à dire vrai. Détachée, volatile. Le monde lui paraissait à la fois distant et étrangement éclatant. Comme si sa conscience vagabondait, emportée par un courant de souvenirs et de pensées qui l’éloignaient de la réalité. Elle avait déjà connu cette sensation par le passé, à la mort de son père ainsi que lors d’un voyage scolaire à Paris. Les choses étaient rentrées dans l’ordre avec le temps, aussi ne s’inquiétait-elle pas outre mesure.

Par sa fenêtre, elle remarqua le ciel d’un noir velouté, parfaitement dégagé. Aurait-elle la chance d’apercevoir une aurore, aujourd’hui ? Lorsqu’elle descendit prendre son petit déjeuner, le vieux était attablé dans un angle de la pièce. Elle le salua d’un hochement de tête timide, alla se servir au buffet puis s’installa devant son assiette de pain et de crudités. L’hôtesse vint lui faire la conversation en s’essayant au français. Aurore n’eut pas le cœur de lui avouer qu’elle ne comprenait pas tout et se contenta d’acquiescer en lâchant des « ah ! » et des « oh… » quand elle sentait qu’ils convenaient. La femme lui parla de Sankta Lucia, la fête de la lumière. Nous étions déjà le treize ; Aurore avait complètement oublié. Elle confirma qu’elle assisterait à la procession et proposa son aide pour la confection des brioches traditionnelles, mais l’hôtesse déclina : toute sa famille était déjà à la tâche.

Du coin de l’œil, Aurore vit le vieil homme se lever et quitter la pièce. Après une brève hésitation balayée par la curiosité, elle se lança :

— Le monsieur qui vient de sortir…

Elle mimait autant qu’elle parlait pour être sûre de se faire comprendre.

— Il a parlé hier de pont, brygga, et puis d’appel, aussi… et de själ. Savez-vous de quoi il était question ?

La femme grimaça. Aurore se demanda si elle avait compris ses mots. Elle s’apprêtait à tout reprendre en anglais quand la femme répondit :

Ne faites pas attention à lui. Il est… Il vit dans son propre univers, un monde de légendes et d’esprits. Mais il ne vous fera pas de mal, il ne faut pas vous inquiéter.

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