3. (fin)

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Quand elle sortit de la maison en fin de matinée, la nuit pâlissait et les étoiles s’éteignaient. Îlot de lumière au milieu des ténèbres, la ville vibrait de vie en ce jour de fête. On faisait les boutiques, on échangeait des paroles enjouées sur le pas des maisons ou des vitrines débordant de bougies et de biscuits au gingembre, les enfants se pourchassaient à grands cris pendant qu’un groupe de jeunes filles toutes de blanc vêtues arpentait la ville en entonnant des chants sacrés devant des spectateurs fascinés. La procession proprement dite débuterait à dix-sept heures et partirait de la plage pour se terminer dans l’église. Aurore n’avait jamais assisté à Lucia, mais ses collègues lui en avaient parlé avec un enthousiasme touchant comme d’un évènement incontournable de l’hiver suédois.

Le soleil se montra aux alentours de onze heures. On ne l’apercevait que depuis le lac, coincé entre les montagnes qui encadraient la ville. Aurore, debout sur le ponton, l’observa durant toute une heure, jusqu’à ce qu’il s’éclipse dans la roche. Elle reprit alors la direction du centre et s’installa dans un café pour une pause gourmande. Autour d’elle, les clients étaient agités et dégageaient une aura de bonheur qu’elle avait du mal à partager. Depuis toujours, elle avait recherché la solitude mais, seule parmi ces étrangers, isolée par sa faible compréhension de la langue et intruse dans une coutume qui n’était pas la sienne, elle ne parvenait pas à apprécier pleinement l’instant.

Elle ferma les yeux pour tenter d’invoquer Axel à ses côtés. Elle avait besoin d’entendre sa voix, de sentir sa présence. Elle le chercha du bout de ses pensées, essaya de reconstituer son être, son visage, la chaleur de son sourire, l’éclat de ses yeux ; en vain. Le souvenir était là mais, aussi fugitif qu’une brume, il se dispersait dès qu’elle l’effleurait. Quand Aurore rouvrit les yeux, elle était toujours seule. Son téléphone vibra sur la table : sa mère essayait de la joindre. Elle fit glisser l’icône vers le rouge et se contenta d’un sms laconique et mensonger. Elle était avec des amis, très occupée, appellerait plus tard, bonne journée. Elle finit sa tasse, paya puis sortit.

Elle parcourut la ville de long en large, s’arrêta longuement devant les spectacles des jeunes femmes en blanc, admira Lucia, grande blonde couronnée de chandelles et de branches, découvrit un joli jardin public éclairé de flambeaux, acheta à un stand un gobelet de vin chaud aux épices puis décida de retourner au brasero.

Son espoir de l’y retrouver fondit à la vue des familles et des couples qui occupaient les troncs et se câlinaient à la chaleur du feu ; Aurore s’assit sur les marches de l’église. Éreintée, elle s’adossa à la porte pour se laisser glisser dans la somnolence.

Ce fut le vieux qui l’en sortit. Il se tenait devant elle, lui masquant la lumière et la chaleur du foyer qui crépitait vivement.

Vous n’êtes pas prudente.

Son anglais était rêche, aussi sec que le chaume anarchique qui couvrait son menton. Aurore se redressa. Elle épousseta ses fesses glacées et douloureuses et s’écarta légèrement de l’homme tout en le fixant.

Pourquoi vous dites ça ?

— Votre själ est ouvert aux quatre vents, n’importe qui peut y entrer. Fermez-vous ! Les mauvais esprits rôdent en cette nuit, ils pourraient vous faire du mal.

— Ce ne sont pas les mauvais esprits que j’attends, s’entendit-elle répondre.

Il vous cherche, mais vous devez quitter ce monde. Aurora est fourbe, si vous franchissez le pont, elle vous piègera à jamais.

— Quitter le monde ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

L’homme émit un claquement de langue agacé, puis il se retourna et s’éloigna à grands pas. Elle aurait aimé lui crier qu’il divaguait, qu’elle ne comprenait rien à ses propos insensés, mais elle était pétrifiée. Autour du feu, les discussions s’étaient tues et elle percevait des coups d’œil gênés dans sa direction. Le vieux était-il seulement réel ou s’était-elle adressée au vide, comme la dernière des excentriques ?

Autant par nécessité que pour se donner contenance, elle regarda sa montre. Seize heures quarante : le défilé n’allait pas tarder.

Les rues reliant l’église au lac étaient surpeuplées, comme si toute la ville s’y était regroupée – ce qui était sans doute vrai. La plupart des badauds portaient des bougies, certaines allumées, d’autres fraîchement éteintes par une bourrasque facétieuse. Aurore chercha un recoin discret pour assister à la procession sans avoir le sentiment d’encombrer. Elle se positionna à un angle de rue, derrière un groupe d’adolescents blasés qui avaient de toute évidence été traînés de force à la cérémonie.

Tu me cherchais ?

Son cœur se serra au son de sa voix. Il se tenait derrière elle et avait à peine murmuré sa question. Elle se tourna malgré la crainte de le voir s’évaporer. Il était tout près, si près qu’il aurait suffi qu’elle tende la main pour le toucher. Si près qu’elle avait l’impression de sentir sa chaleur.

— Tu dois partir, Axel. Nous ne devons plus nous voir.

Son sourire se fana alors que ses yeux parcouraient le visage d’Aurore avec avidité.

— Je le sais… Mais je n’y arrive pas. Il y a si longtemps… Je ne saurais pas vivre sans ta présence.

— Pars, je t’en prie.

— Moi ? Pourquoi ne le fais-tu pas, toi ?

Parce que j’appartiens à ce monde. Enfin, je crois…

Dans son dos, les chants de Lucia s’élevaient. Elle tourna la tête en direction du cortège remontant la rue avec lenteur, coulée de lumière, de musique et d’espoir.

— Je ne dois plus rêver de toi.

Elle avait parlé avec force et conviction, qu’importe que les ados l’entendent, qu’importe qu’ils la jugent. Aurore devait s’extraire de cette vie imaginaire qui la maintenait à distance de la vérité et la privait de toute chance de vivre pleinement son avenir. Elle se résignait à accepter son passé corrompu, ces années écoulées dans le mensonge, mais elle ne pouvait passer toute sa vie ainsi, à la lisière de deux mondes qui ne voulaient pas d’elle.

— Sorry, I don’t speak french.

— Quoi ? Bien sûr que tu parles français !

Il écarquilla les yeux, la bouche légèrement entrouverte. Il répéta qu’il ne parlait pas français, qu’il ne connaissait que « bonjour » et « merci », qu’il n’avait pas compris ce qu’avait dit Aurore même s’il était convaincu que c’était du français. Si elle n’avait pas craint de passer encore davantage pour une folle, elle l’aurait giflé, elle aurait balayé le néant du plat de sa main, dispersé son image comme on chasse la fumée d’une flamme éteinte. Mais elle n’eut pas le temps de changer d’avis. Un brouhaha d’exclamations émerveillées jaillissait de la foule, détournant la colère et l’attention d’Aurore. Tout d’abord, elle ne vit rien de plus qu’un groupe de filles et de garçons immobiles au milieu de la rue, bougies à la main. Leurs visages étaient levés vers le ciel et, quand Aurore suivit leurs regards, elle sentit son ventre se nouer.

Une traînée verte fendait le noir du ciel. Sous la lumière des lampadaires, elle n’était pas aussi éclatante qu’Aurore l’avait espéré, mais elle était bien là. Elle s’épaissit lentement, le vert devint plus intense et se frangea d’un turquoise sombre et ondoyant.

— Aurora.

— Axel, va-t'en.

— Non. J’ai enfin compris.

Elle sentit une main se poser sur son épaule. Elle avait perdu pied… Le vieux avait raison, elle s’était laissée piéger par l’aurore, par la magie de l’instant. Son esprit avait rompu tout lien avec la réalité.

Aurore, j’ai enfin compris. Tu n’es pas un rêve, tu existes.

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