1.

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Il faisait déjà nuit. Ou bien était-ce « encore nuit » ? Le soleil s’était-il levé aujourd’hui ? À cette époque de l’année, impossible de le dire. Un maigre quartier de lune éclairait les plaines enneigées qui défilaient derrière les vitres du bus. Au loin, les arbres se serraient en masses noires, leurs cimes griffant l’indigo du ciel et masquant par intermittence les petites flaques lumineuses des fermes et des hameaux disséminés dans les collines.

Les passagers étaient muets, tout comme l’esprit d’Aurore. Elle avait fui la ville, son travail au labo qui avait tant siphonné son énergie aux cours des dernières semaines et ses collègues rendus grincheux par le froid et la présence trop parcimonieuse du soleil. Elle était partie sur un coup de tête, avait choisi sa destination au hasard, parce que c’était loin dans le nord, qu’il y faisait froid et que les nuits s’y étiraient plus encore qu’à Stockholm, parce qu’en cette période de l’année elle ne recherchait pas le réconfort de la foule et des fêtes en famille, mais celui de la solitude contemplative et ascétique.

Le ronron du bus s’apaisa. Il entrait en ville et roulait au pas. Aurore crut un instant que le soleil avait daigné se lever avant de se rappeler que son arrivée était prévue en fin de journée. Les halos nimbant les vitres étaient ceux des éclairages publics et des innombrables bougies et guirlandes ornant les rebords de fenêtre. L’autobus relâcha ses passagers en plein cœur de ville. Malgré ses yeux gorgés de fatigue et ses jambes alourdies par les douze heures de trajet, Aurore trouva sans peine son chemin dans la poignée de rues de la minuscule bourgade coincée entre un flanc de montagne et un lac gelé.

La maison d’hôtes était une belle bâtisse de bois peint couleur ciel d’été, comme pour conjurer le trop long hiver et appeler à elle des jours meilleurs. Ses larges fenêtres laissaient filtrer une lumière chaude qui fit aussitôt oublier à Aurore l’humidité glacée qui commençait à s’infiltrer dans son cou. Elle toqua à la porte vitrée puis entra. Le hall était faiblement éclairé mais, du peu qu’elle en voyait, très coquet. La tapisserie aux fleurs pâles et les appliques en pâte de verre avaient ce petit côté désuet qu’Aurore affectionnait tant et qui l’avait immédiatement charmée à la réservation. Elle laissa glisser le sac de ses épaules, arracha ses moufles avec les dents et les fourra dans sa poche avant de se déchausser pour ne pas salir le tapis ancien qui l’accueillait. Il n’y avait personne dans le hall mais des voix étouffées lui parvenaient de ce qui devait être la salle à manger. Elle s’avança vers l’espace salon, meublé d’un ensemble de canapés et fauteuils aux tissus assortis puis se présenta dans l’encadrement de la salle à manger. Une dame, aux joues rougies par la chaleur régnant dans la pièce et par le service du repas du soir, lui offrit ce sourire réservé mais bienveillant typique des Scandinaves et lui demanda, dans un français hésitant à l’accent rugueux :

— Vous êtes Aurore, peut-être ?

— Oui, c’est ça. I can speak english, if you wish.

Oui, très bien. Votre chambre est au premier étage, porte de gauche, numéro 3. Elle est ouverte, installez-vous et, s’il vous plaît, venez prendre votre dîner. Nous nous occuperons des documents après.

Aurore la remercia et suivit ses indications. La chambre était à l’image du reste de la maison : adorable. Plus vaste qu’en photo, elle disposait d’un grand lit au linge douillet, d’une cheminée non fonctionnelle mais au manteau joliment décoré, ainsi que d’un coin détente meublé d’une causeuse et d’une table basse vernie. Délaissant son sac à l’entrée de la pièce, Aurore se dévêtit à la va-vite pour s’accorder une douche qui lava la fatigue du voyage et chassa le froid de sa peau. À sa sortie de la salle de bain, elle s’étendit sur l’édredon moelleux et ferma les yeux. Depuis combien de temps n’avait-elle pas dormi dans un vrai lit ? Entre les siestes sur la paillasse du labo et les réveils sur le futon au sortir des sessions de travail intensives chez Ernesto, il y avait bien deux semaines qu’elle n’avait pas passé la nuit dans son minuscule studio. Elle allait enfin avoir du temps pour elle, du temps pour penser et se reposer, pour réfléchir à l’absurdité de la vie et décider du cours qu’elle souhaitait donner à la sienne.

Aurore s’assoupit pour ne se réveiller qu’au milieu de la nuit, alors que la maison était figée dans le sommeil. Son ventre gargouillait. Elle fouilla son sac à la recherche d’une barre de céréales puis entreprit de ranger ses affaires dans la penderie. Elle n’avait pas pris grand-chose, des vêtements de rechange, deux livres ainsi qu’une paire de jumelles. La région, montagneuse et boisée, était le paradis des randonneurs et des sportifs de plein air, mais, en cette saison, les touristes comme elle venaient surtout dans l’espoir d’assister aux spectacles du ciel. Aurora borealis. Elle en rêvait depuis l’enfance, depuis que sa mère lui avait parlé de cette lumière dans la nuit qui portait son nom. Un phénomène physique simple, mais d’une telle beauté qu’il en semblait surnaturel.

— C’est de la magie ? avait-elle demandé devant les photographies aux couleurs chatoyantes et mystérieuse.

— Si tu y crois, oui. Tous les peuples ont des légendes à leur sujet. Pour certains, ce sont des esprits, de bons ou de mauvais présages, pour d’autres elles réalisent les rêves. Pour d’autres encore, elles sont une passerelle entre le royaume des dieux et celui des hommes. À toi de choisir ce qu’elles représentent, ma chérie.

Dès cet instant, elle avait rêvé de les observer, d’assister au moins à leur envol vers les confins du ciel. Les aurores l’appelaient et l’attiraient, d’une façon qu’elle aurait été bien incapable d’expliquer.

Elle se rhabilla, quitta sa chambre sur la pointe des pieds et sortit pour découvrir les environs. Dans le silence qui régnait en ville, Aurore se sentait infiniment privilégiée. Comme si tout lui appartenait. Elle descendit jusqu’aux abords du lac puis le longea en direction du centre. Au-dessus d’elle, des nuages clairs moutonnaient sur le noir profond du ciel, dévoilant au gré de leur fantaisie une multitude d’étoiles luisantes comme des perles. L’air glacé fouettait son visage et s’infiltrait dans la toile de son jean ; elle grelotait.

Elle ne fut pas surprise lorsqu’elle le vit. Il se tenait sur un ponton, le nez pointé en l’air, les mains croisées dans le dos. Il arrivait toujours dans ces moments-là, quand elle était seule et suffisamment fatiguée pour laisser divaguer son esprit. Lorsque le ponton grinça sous ses pieds, il se retourna en sursaut et la fixa avec curiosité.

Aurore connaissait ce petit jeu. Elle y avait joué à maintes reprises et s’y pliait toujours de bonne grâce, se délectant de cette fausse découverte, de l’hésitation de la rencontre.

— Hej, dit-il d’un ton circonspect mais poli.

Il était beau, comme toujours. Une image de la perfection pour Aurore. Ses cheveux clairs fuitaient de son bonnet en mèches vagabondes qui s’égaraient sur sa nuque et l’angle de sa mâchoire. Sous la lumière distante du lampadaire, sa peau était très pâle et ses yeux brillaient presque autant que les étoiles. Elle connaissait son visage par cœur, mais elle eut plaisir à constater qu’elle le discernait ce soir-là avec netteté. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était laissée aller à cette rêverie, ses envies avaient dû s’agréger, se matérialiser plus fermement qu’elle n’en avait l’habitude.

— Hej, répondit-elle en s’avançant. Belle nuit, n’est-ce pas ?

Oui. Mais je crains qu’il n’y ait pas d’aurora ce soir.

Elle sourit et se planta à ses côtés, le visage tourné vers les ténèbres infinies du ciel. Le silence qui s’installa entre eux avait la légèreté de la mousseline, un simple frisson de vent l’aurait soulevé. Par moments, elle sentait la caresse furtive de son regard mais n’osait se tourner vers lui de peur qu’il ne disparaisse. Ils restèrent longtemps ainsi, ensemble sans pourtant se parler ni se toucher, unis seulement par le froid et l’obscurité.

— Je… Je dois partir. Bonne nuit.

— Bonne nuit, Lohan.

Il pivota avant de s’immobiliser, apparemment hésitant.

— Je m’appelle Axel, murmura-t-il d’un ton d’excuse.

Elle souffla un rire bref ; ce n’était pas la première fois qu’il changeait de prénom.

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