Perdre le fil

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C’était déjà sa deuxième matinée dans ce nouveau présent et Eveline commençait petit à petit à s’habituer. Et avec l’habitude, ses souvenirs du présent initial à s’estomper. Ça la laissait perplexe. Elle avait vécu 15 ans dans son ancien monde, 15 ans ne devraient pas pouvoir s’effacer en quelques jours.

Et puis, il y avait ses anciens amis. Il y avait Oskar. Il y avait tout ce qui aurait pu se passer entre eux… Quelle était la définition du futur déjà que sa grand-tante lui avait donnée ? Une pile de possibilités qui n’arrêtaient pas de changer… C’était à cause de cela que le présent avait bougé après son passage en ’93 ?

Et si elle retournait, car elle y comptait bien retourner pour finir sa mission, si elle retournait, est-ce qu’il allait changer de nouveau ?

Eveline s’arrêta avec sa jupe verte dans les mains. La réponse à cette question ne lui plaisait pas… Elle avait intérêt à ne pas s’habituer trop à ce présent.

Elle sortit sur le couloir. Plus d’escaliers.

Ah. Effectivement.

Florian pestait dans la salle de bain contre un bouton d’acné. Derrière lui, une traînée de parfum flottant dans l’air, presque visible, qui la fit tousser.

- T’en a mis une tonne !

- Tu crois ? rigola sa mère en revenant dans la cuisine.

- Ce n’est pas ce qu’on me dit ! cria-t-il depuis la salle de bain.

- Ne me dis pas qu’Emma aime ça.

Elle s’était rappelé le nom de sa nouvelle copine, elle pouvait en être fière.

Son père était arrivé avec le pain. Il avait surgi d’un coup au milieu du couloir minuscule. Plus de portail, d’allée qui crisse, pas de rez-de-chaussée à espionner du haut des escaliers… Les gens pouvaient apparaître directement par la porte, sans aucun signe avant-coureur. Pas terrible.

Aujourd’hui elle avait décidé de rendre visite à sa grand-tante.

- Tu y vas de nouveau ? demanda sa mère.

La dernière fois qu’ils avaient eu cette discussion, ça avait fini par parler d’elle et Oskar. Elle sentit comme un pincement au cœur. Mais ce n’était pas si récent que cela…

- J’ai un plateau à lui rendre, si tu veux bien l’amener…

Eveline haussa les épaules.

Le plateau était rempli avec un gâteau à la crème. Décoré…

Sa mère l’empaqueta et le plaça avec le plus grand soin dans un sac de marché.

- Ne l’écrase pas.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Juste un gâteau. Elle aura de la visite, je lui file un coup de main.

Plusieurs choses avaient changé dans ce nouveau présent… Les gens également…

Mais lorsqu’elle arriva devant la maison de sa grand-tante rien ne semblait changé. Peut-être le portail repeint… Ou le banc dans la cour abrité sous une pergola… avec d’autres bancs et une table.

Et en entrant dans la cour, Eveline vit le vrai changement. Sa grand-tante avait de la visite.

Plusieurs personnes étaient assises sur les nouveaux bancs dans la cour, une autre sortait de la bibliothèque avec le thé. Eveline chercha sa grand-tante parmi eux, mais ne la vit pas. Elle était restée au milieu de l’allée, en plein soleil, avec son sac énorme presque traînant par terre, en passant un regard confus d’une personne à une autre.

Il y en avait qui étaient plutôt jeunes, hommes, femmes, peut-être des couples ? Il y avait aussi quelques vieilles dames de l’âge de sa grand-tante. Et puis un homme, âgé, que ses nouveaux souvenirs voulaient le reconnaitre.

- Ah, Eveline, cria l’homme avec bonne humeur. Ta mère nous a annoncé que tu viens avec le gâteau. Yolande, ma chère, Eveline vient d’arriver.

Eveline déglutit. Sa grand-tante avait profité du changement dans le passé pour se remarier ?

Sa grand-tante sortit de la bibliothèque, encore plus frêle que d’habitude dans sa robe trop large, le visage marqué par une fatigue nouvelle. Quelque chose se passait ici, et Eveline sentit tout d’un coup la chaleur écrasante de la journée venant de partout du jardin, comme sortant de la terre.

Elle avança encore confuse sur l’allée, son gâteau à moitié fondu dans le sac, et à chaque pas, l’air se découpait en couches successives, avec des bruits de conversations différents, tellement mélangés qu’aucun mot ne se formait plus dans ses oreilles.

Arrivée près de sa grand-tante, le poids qui pesait sur ses épaules depuis l’arrivée dans la cour se volatilisa, la chaleur baissa doucement et le visage de sa grand-tante s’illumina dans un sourire.

- Nous serions mieux à l’intérieur.

Le bruit des invités avait cessé. Eveline se tourna vers la pergola, le jardin était vide. Elle resta un moment devant l’entrée dans la bibliothèque, un pied cherchant encore le seuil de la porte, en essayant de comprendre.

Le gros chat jaune vint se frotter à sa jambe.

Qu’est-ce qui se passait ici ?

- C’est un peu étrange au début, sourit sa grand-tante lorsqu’elle fut à l’intérieur.

Le chat était entré avec elle. Sa grand-tante ferma la porte. La bibliothèque retomba doucement dans sa pénombre. Ici tout était pareil, les livres toujours à moitié rangés sur les vieilles étagères autour, le grand fauteuil rouge devant la seule fenêtre non-obturée de la pièce et, à côté, le petit fauteuil vert.

Eveline déposa son sac et se laissa tomber dans le fauteuil.

- Qui étaient ces gens ?

- Tu as amené un gâteau ? rigola sa grand-tante.

- Ma mère m’a dit que vous avez de la visite… Sont-ils… euh… vrais ?

- Oui. Et pas complètement.

Le chat s’assit aux pieds de sa grand-tante. Lui non plus il n’était pas complètement vrai. Ou plutôt… il l’avait été. Mais aujourd’hui il semblait plus présent que jamais.

Le vase sur la petite table à côté était vide. Sa grand-tante avait tant de fleurs dans le jardin, Eveline ne se rappelait avoir jamais vu ce vase vide.

- Tu te souviens ce qu’on a parlé dans ce lieu étrange au croisement des temps ?

Cette discussion avait donc réellement eu lieu. Mais où ? Quand ? Tout était si confus.

- Sur les voyages dans le futur ? Comme on aurait plusieurs vies en simultané, plusieurs visages, car le temps n’arrêterait pas de changer ?

Eveline hocha la tête.

- C’est un peu ce qui se passe ici… Une faille.

- C’était le futur là ?

- Non, pas notre futur à nous… Mais le futur d’un autre moment dans le passé, qui n’arrête pas de le changer en permanence.

- Comment est-ce possible ?

Elle avait presque murmuré la question.

- Le pouvoir de la libellule faiblit… A chaque voyage, que ça soit des chasseurs ou des voleurs, le présent tremble, il change, il est devenu instable.

- Pourquoi ?

- En gardant la libellule, Tiziana augmente son pouvoir… C’est la libellule qui garde le temps stable malgré les modifications dans le passé. C’est elle qui remet les souvenirs en place si le présent change. Mais tout cela est possible tant que la libellule reste plus puissante que chacun d’entre nous.

Eveline avait vu le pouvoir de la libellule. Mais penser que c’était elle qui tenait le temps en place…

- Qui étaient ces gens ?

- Des personnes que j’ai connues… Et que je n’ai pas encore rencontrées.

- Et l’homme… ?

Sa grand-tante s’assombrit. Une tristesse qu’Eveline lui avait déjà vue. Elle décida de ne pas insister. L’idée d’avoir là l’ensemble des possibilités du présent était suffisamment troublante. Et en même temps… elle aurait aimé voir ses présents à elle. Ses présents avec Oskar.

Tout d’un coup il lui manquait.

Cet homme dehors qu’elle pensait reconnaitre lui manquait aussi.

Avait-elle vécu dans tous ces présents ? En passant sur l’allée, s’était-elle chargée de tous ces souvenirs ? De toutes ces vies parallèles ?

- Je dois retourner.

Sa grand-tante comprit. Retourner en ’93.

- Je dois retourner sans la libellule…

- Tu sais déjà voyager sans la libellule, ma chérie.

Eveline haussa les sourcils. Mais le pouvoir était là, quelque part à l’intérieur…

- Il y a encore quelque chose… un des chasseurs de ’93 a perdu son pouvoir après, je ne veux pas changer ça si jamais le présent bouge encore... Comment faire ?

Sa grand-tante la regarda avec tristesse :

- C’était une amie à toi ?

Elle parlait de la victime.

- C’était un ami…

Pourquoi lui était-il si difficile d’en parler ?

- C’était déjà arrivé, dit sa grand-tante. Il y a tant d’années… A l’époque le chasseur savait…

Eveline attendit que sa grand-tante continue. Mais celle-ci était restée pensive, les regards embrumés. Pour elle aussi, c’était difficile d’en parler. Avait-elle aussi perdu un ami ? Ou… Eveline sentit son cœur se serrer. Oskar lui manquait. Les deux Oskars, différemment. Comme si ce manque la déchirait tout d’un coup de l’intérieur. La douleur la surprit. Et puis, elle s’en rendit compte : elle l’aimait vraiment. Son Oskar. Ou peut-être son deuxième. Les deux. Et ils étaient tous les deux morts.

Elle avait du mal à reprendre son souffle.

C’était un désastre.

Le chat vint se frotter contre ses jambes, mais elle n’arrivait pas à contenir ses larmes.

Sa grand-tante la regarda longuement.

- Je suis désolée, murmura-t-elle.

- Je veux retourner.

- Même si tu l’empêches de tuer ton ami…, cela ne va pas sauver le chasseur, son pouvoir sera toujours perdu. Je ne sais pas s’il sera là, présent…

- Et avant ?

- Il finira toujours sans pouvoirs. C’est un des chasseurs de Tiziana ?

Eveline hocha la tête. Le chat était toujours collé à ses jambes, encore plus réel que tous ces chasseurs et voleurs et libellule. Elle se pencha et caressa longuement son dos soyeux. Il était là et il n’était plus exactement là, dans un jeu du temps qu’elle ne comprenait pas tout à fait.

Et lorsqu’elle se releva, elle vit quelqu’un d’autre à côté de sa grand-tante. Une vieille dame, plus petite, de grandes lunettes en écaille, et surtout un regard qui lui disait quelque chose. Un visage qu’elle était censée connaître si bien. Et puis, les mains, des mains qu’elle savait douces, avec le pouce droit qui venait se frottait douloureusement dans la paume gauche. Et pourtant, le geste n’était pas là devant ses yeux, mais Eveline le connaissait si bien. Elle connaissait l’odeur de persil de ces mains, leur chaleur lorsqu’elles venaient se poser sur sa tête, sur son épaule…

Elle avait du mal à respirer, peut-être à cause de ces grosses larmes qui peinaient à glisser. Mais elle avait reconnu sa grand-mère.

Entre elles, il y avait comme un tremblement d’eau, sa grand-mère n’était pas exactement là.

Mais en courant près d’Eveline et la frappant avec son coude en passant, il y avait une petite fille avec deux tresses maigres d’un côté et de l’autre de la tête.

- Pardonnez-moi, Madame, dit-elle avec joie et continua sa course.

Elle arriva de l’autre côté, sur une allée ensoleillée, lancée de toutes ses forces vers sa grand-mère. Une petite fille qui lui criait de l’attendre.

Eveline se retourna avec les yeux écarquillés vers sa grand-tante. Était-ce possible ? C’était bien elle, enfant, qui avait surgi de nulle part au milieu de la bibliothèque ?

Sa grand-tante regardait l’apparition avec tristesse.

- Est-ce bien… ?

- C’est une faille, dit-elle.

Sa grand-mère était toujours là, à se promener avec cette petite fille qu’elle avait été, à toute évidence sans remarquer cette porte sombre ouverte quelque part au milieu de la journée d’été.

Et soudainement elle tourna la tête et regarda directement vers la bibliothèque, en fronçant les yeux pour mieux distinguer les deux silhouettes dans la pénombre.

Eveline vit le scintillement émeraude de la libellule attachée à sa robe et cria.

- Tu voulais retourner ? demanda sa grand-tante.

Mais Eveline n’eut pas le temps de répondre, le fauteuil se déroba de sous elle, et elle s’étala de tout son long sur la moquette de la bibliothèque municipale.

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