Le regarder dans les yeux

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Au début, Eveline eut du mal à comprendre où elle avait atterri. En plus, la lumière était tout d’un coup plus forte. Quelqu’un s’approcha pour l’aider à se relever.

- Tu vas bien ?

C’était Zoé.

Surprise.

Elle était en ’93.

- Merci…

Puis avec une voix mal assurée :

- Quel jour est aujourd’hui ?

- 4 juin, sourit Zoé avec le plus joyeux des sourires.

Le jour J. Les affaires reprenaient.

Elle était dans la bibliothèque et la libellule l’avait déjà amenée ici un 4 juin il y a un temps qui lui semblait se mesurer en années.

Le passé était resté le même. Les rayons des livres, ses camarades de ’93, les problèmes à résoudre. Ses amis.

Oskar était assis à une table avec un pile de livres à côté, une main passée entre les cheveux à les décoiffer, sa chemise à rayures boutonnée jusqu’au cou.

Il était bien là, pas une apparition, mais l’Oskar d’avant l’horrible soir du 4, d’avant Alicia. Cette fois elle ne le laisserait pas tomber. Eveline s’était appuyée contre une étagère, avec les genoux en coton, le temps de s’habituer à revoir son ami. Le temps de calmer son cœur aussi. Augustin passa près d’elle et lui fit un clin d’œil. Elle rugit tout d’un coup et sourit en même temps comme attrapée sur le fait, mais quel fait pourrait-ce être ?

Finalement, elle osa s’approcher. Il ne la remarqua pas. A côté de lui, il y avait un journal du 30 mai relatant la Déambulation poétique dans le parc. Elle l’avait vu au kiosque de musique ce jour-là. Même endroit où dans 7 ans, Alicia… Mais elle était de retour.

- Eveline, lui dit-il doucement après un moment.

Sa voix lui avait manqué. Elle le regarda par-dessus la pile de livres.

- Tu as vu Anne-Lise ?

Elle haussa les sourcils. Anne-Lise aurait dû être avec lui, elle les avait laissés dans la classe tous les deux. Cela faisait depuis combien de temps qu’elle manquait ?

Et en se levant pour la chercher, elle fut envahie par les souvenirs de cet après-midi dans la bibliothèque lors de son premier passage. Elle avait confondu son Oskar avec son oncle. Elle ne savait pas contre qui elle devait se battre. Ni avec qui s’allier…

Mais comme alors, Anne-Lise passait entre les tables le regard tourné, comme si elle faisait exprès de ne pas les voir.

Oskar, lui, il avait levé les yeux de son livre, il guettait son passage.

Eveline sourit. Elle courut après Anne-Lise.

- Ce soir il faut qu’on reste ensemble, lui dit-elle, soit moi soit Oskar auprès de toi.

- Vous ne pourrez rien faire, répondit Anne-Lise avec un air résigné.

Eveline la regardait peinée. Anne-Lise était passée par tant de choses et ce soir allait être encore pire. Elle n’était même pas sure que leur plan allait fonctionner.

- Juste fais-nous confiance… Nous allons te protéger.

Elle se mordit les lèvres. Ça pouvait mal se passer et le passé pouvait encore changer : Alicia voulait les tuer tous les trois. Elle avait encore son pouvoir de chasseur.

Anne-Lise la regarda étonnée un instant.

- Tu n’en sais rien.

- Au moins, on aura tenté quelque chose.

Elle hocha la tête avec tristesse et s’éloigna en tirant sur ses manches mais Eveline eut le temps de voir une tache bleue, presque violette, apparaître sur son bras.

Ils allaient tenter quelque chose. Elle allait déjà regarder ces maudits chasseurs dans les yeux et faire quelque chose pour son amie.

En revenant vers sa place, Eveline pensa apercevoir Sophie entre deux rayons : elle avançait souriante, les bras chargés de livres. Elle eut un moment de doute. Était-ce possible ? Son présent pouvait débarquer comme si de rien n’était ? Mais la fille qu’elle avait vu ce n’était pas Sophie.

Ça n’aurait pas été possible.

Lorsqu’elle retourna à sa place, elle sentit le sol tourner doucement sous ses pieds. La dernière fois quand elle avait eu ces vertiges c’était pendant le cours de géographie et les chasseurs avaient fait une brèche dans la réalité de ce 4 juin 1993.

Ce n’était pas le moment.

Elle ramassa furieuse ses affaires et sortit.

Dehors, il y avait un petit vent qui amenait ici et là un peu de fraîcheur. Les jours commençaient à être de plus en plus chauds, peut-être avec une belle canicule en vue.

Elle était devant la bibliothèque municipale, le bâtiment lourd en brique rouge dessinant un espace sur le trottoir à l’abri des passants, et regardait les voitures anguleuses qui défilaient dans la rue. La ville n’avait pas changé, mais le passé lui semblait bizarrement connu et étonnant chaque fois.

En levant les yeux, elle vit Marcus qui fumait le dos appuyait sur un tronc d’arbre.

Il les attendait.

Elle se posta devant lui.

- Laissez-nous tranquilles ! lui dit-elle en guise de bonjour.

Il la regarda avec un étonnement non dissimulé. Ses yeux pointés sur elle à la recherche d’un secret enfuit.

- Mais qui voyons-nous… tu t’es échappée.

Echappée d’où ? La dernière fois qu’elle l’avait vu, c’était dans la roulotte de Madame, quand elle l’avait frappée en la projetant dans le présent.

La colère d’Eveline tomba d’un coup, mais il valait mieux garder son avantage.

- Anne-Lise n’est plus seule, laissez-la.

- Comment t’as fait ? Personne ne s’est échappé avant.

Ah.

Madame ne l’avait pas projetée dans le présent. Ça avait été son pouvoir qui l’avait sortie du piège en la ramenant dans le présent.

- Je ne suis pas tout le monde !

Il rigola.

- Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu n’es personne, gamine.

- Qu’est-ce que tu fais ici ?

- Et toi ?

Eveline le regarda un instant, les yeux plantés dans les siens. Et puis la rue tourna une fois sous ses pieds. Elle faillit perdre l’équilibre.

Marcus se tenait toujours devant elle, mais autour il y avait un brouillard épais, qui avait gommé en grande partie la ville.

Il écarquilla les yeux.

- C’est quoi ça ? cria-t-il.

Le brouillard s’agglutinait dans leurs dos et se glissait sur leurs corps s’immisçant entre eux. Il secoua les bras. Une colère mélangée à la peur montait sur son visage et dans sa voix. Eveline fit un pas en arrière.

- Qu’est-ce que t’as fait ?

Il avait hurlé. Il ne ressemblait plus au bel homme qui avait failli la bousculer rue de la Mairie. Il était un animal qu’elle venait d’attraper. Qui essayait de la mordre. Le visage tordu, les yeux injectés, le souffle en panique.

Il était la première fois dans un croisement des temps.

Etonnamment c’était son pouvoir à elle qui avait fait ça.

- Ça, c’est ma prison à moi…

Eveline continuait à le regarder dans les yeux, pour anticiper une attaque. Comment faire pour sortir ? Comment faire pour le laisser là ? Il lui fallait absolument retourner. Elle ne pouvait pas laisser Oskar seul encore une fois.

D’un côté il y avait la ville en ’93, à peine visible, avec des silhouettes qui s’approchaient et passaient par eux comme des fantômes. De l’autre, une pièce encombrée, tout aussi vague, avec un grand miroir rond qui ne reflétait rien. Marcus regardait terrifié ce miroir. Madame passa devant lui, et Eveline devina que c’était elle d’après son visage maquillé. Mais le miroir ne la refléta pas.

Qu’est-ce que c’était cet espace ? Qu’est-ce qu’elle était en train de faire ?

Le brouillard se serrait de plus en plus autour d’eux et les traits de Marcus commençaient à se dissoudre dans le gris pale qui avait tout envahi.

Eveline devait retourner. Mais était-il suffisant de le vouloir ?

Elle ferma les yeux et pensa à la ville en ’93, à sa mission, à Anne-Lise. Le sol commença a tanguer doucement sous ses pieds.

Une main sortit des nuages, une main gonflée par la peur, avec les doigts tendus comme des griffes, et l’attrapa avec force par le bras. Avec elle, Eveline entendit la voix déformée de Marcus qui hurlait quelque part loin dans le brouillard :

- Qu’est-ce que tu as fait ?.... Qu’est-ce que tu as fait ?

Elle cria en tirant sur les doigts étrangers pour les desserrer de son bras, mais le sol n’arrêtait pas de bouger avec elle et le chasseur qui s’agrippait de plus en plus fort. Eveline tenait à peine debout au milieu du vertige.

Et puis elle comprit.

Marcus essayait de la tirer avec lui dans les abysses.

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