Une étrangère à son présent

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Eveline se leva péniblement.Le ventre lui faisait toujours mal, elle avait bien reçu un coup. Mais où était-elle ? La rue ressemblait à sa ville, près de la Mairie.

Elle fit quelques pas et se retrouva dans la place centrale. Elle était bien dans sa ville. Les trottoirs étaient animés, il faisait soir. Et en regardant attentivement, Eveline remarqua les détails : les habits, les coupes de cheveux, les voitures, les téléphones dans les mains… Elle n’était plus en 1993.

Elle n’allait pas pouvoir sauver Anne-Lise. Son souffle s’accéléra, la gorge nouée avec des larmes d’impuissance qui se bousculaient dans ses yeux, et elle eut besoin de s’appuyer contre un arbre. Tout était perdu. Elle venait d’abandonner Oskar face aux chasseurs. Elle avait échoué, Tiziana l’avait renvoyée chez elle comme une gamine turbulente.

Sans la libellule comment faire pour retrouver cette fichue journée du 4 juin 1993 ? Comment faire pour aller jusqu’au bout ?

Elle aurait peut être une réponse à la maison. Et même si l’année n’était plus la même, elle avait besoin de nouvelles d’Anne-Lise et d’Oskar. Elle se dirigea vers sa rue, de plus en plus convaincue qu’elle était bien de retour dans un temps très proche de son présent.

Les feux étaient rouges, elle s’arrêta devant le passage piétons. Elle était à l’entrée de la rue de la Mairie, pareillement animée, lumineuse et gaie que la dernière fois qu’elle y était venue. Pareillement étrange que lors de sa première ballade en 1993. Maintenant, la voilà encore plus perdue, le cœur lourd de sa défaite, les mots de Tiziana encore flottant dans ses oreilles.

Une silhouette attira son attention, une fille descendait la ruelle à vélo en s’approchant d’elle, avec une frange blonde dans les yeux, sa jupe plissée et son t-shirt rose.

- Sophie !

Sophie la regarda sans s’arrêter, avec un petit air surpris, comme face à un étranger.

- Sophie, c’est moi, Eveline !

Elle retourna la tête en ralentissant.

- Désolée, je ne te connais pas.

Et elle continua son chemin.

Trou d’air.

C’était bien Sophie. Une Sophie qui faisait du vélo pourtant… Elle ne l’avait jamais vue sur un vélo. Mais à part cela, l’étrangère qui venait de passer était bien son amie.

Les feux étaient repassés au rouge. Eveline sentit une larme brûlante glisser au coin de l’œil.

En rentrant sur sa rue, elle remarqua la maison d’Oskar en ruines. Elle s’arrêta net au milieu du trottoir. La maison n’avait pratiquement plus de toit, le portail était tombé, la cour envahie d’herbes folles. Son ventre se noua, comme un mauvais pressage. Qu’est-ce qui s’était passé en ’93 après son départ ? Elle les avait trahis tous les deux.

Mais au moment de continuer sa route, elle vit Gilles Marcelin, le père d’Anne-Lise. Seul. Vieux, l’air hagard, presque chauve, mais très certainement lui. Elle sentit son ventre se crisper, comme si elle avait reçu un autre coup. S’il était ici, alors Anne-Lise… ? Elle eut besoin de temps pour retrouver son souffle. Et s’il habitait toujours leur maison, alors sa famille… ?

Elle était si fatiguée, complètement drainée de toute force. S’il n’y avait pas eu des passants, elle se serait laissé tomber à genoux épuisée. Mais il fallait se ressaisir. Il faisait trop tard pour mener l’enquête, elle restait une voleuse de temps, elle allait finir par trouver une solution pour retourner en 1993 et sauver ses amis.

En attendant, il fallait découvrir ce qui s’était passé avec sa famille. Elle avait de bribes de souvenirs qui surgissaient de nulle part, des souvenirs sur une autre vie, un autre quartier de la ville, vaguement connu. Mais tout était devenu vaguement connu. Même Sophie…

Elle avala sa tristesse et repartit vers le centre-ville. Le quartier auquel elle pensait se trouvait de l’autre côté, un quartier neuf, avec de petites barres d’immeubles rythmées par d’oasis de verdure. Un quartier-dortoir. Une enfance différente.

Eveline avançait en déroulant ces nouveaux souvenirs qui venaient petit à petit à elle comme quelqu’un se réveillant dans un cerveau étranger. En essayant de les faire les siens.

En levant les yeux vers la rue autour à la recherche d’un repère, elle vit Florian venant vers elle comme si de rien n’était, le même Florian qu’elle connaissait, peut-être un peu plus posé, les cheveux coiffés différemment, en tenant par la main une fille inconnue. Etrange. Florian était tellement amoureux de Laura.

Elle était bien revenue dans le présent, mais dans un présent différent, et cela la mettait mal à l’aise.

Florian s’illumina dans un sourire dès qu’il la vit.

Il la reconnaissait. C’était déjà ça.

- Sœurette, on se demandait bien où t’avais bien pu partir !

Il ne l’avait jamais appelée comme ça, ou si ? Des bribes de souvenirs contradictoires se mélangeaient dans sa tête. Eveline déglutit. Drôle de sensation.

- Emma était sure qu’on allait te croiser en rentrant et, comme toujours, elle a eu raison, rit-il.

La fille lui fit un grand sourire. Elle était à peine plus grande qu’Eveline, la peau foncée, les cheveux attachés. Plus sympathique que Laura, en tout cas plus souriante. Une petite lumière espiègle dans ses yeux.

Elles étaient censées se connaître, donc.

Qu’est-ce qui s’était passé pendant son absence ?

- Viens, on rentre !

Et Florian l’amena sur une ruelle inconnue avec un air si naturel, en continuant une discussion avec Emma, qu’Eveline n’osa pas protester.

Tout lui semblait étrange. Tout était à découvrir, comme si la ville avait profité de son absence pour faire les choses différemment. La couleur des bancs, par exemple, la dernière fois ils étaient marrons… Ce soir ils étaient tous rouge sang. Ou l’emplacement de cette statue, elle était de l’autre côté de la place. Et ce bâtiment, cela faisait des années qu’il était en rénovation, tellement de temps qu’il était devenu une ruine. Maintenant il y avait à toute évidence des bureaux…

Et en se tournant vers Florian, elle le vit regarder cette nouvelle copine avec un air si amoureux, si sincère, qu’Eveline se dit que ce nouveau grand frère n’avait jamais dû rencontrer Laura.

Qu’est-ce qu’elle allait découvrir à la maison ? Quelle était cette nouvelle maison ?

- Tu es contente de changer de lycée, hein ?

- Comment ?

Florian lui avait posé la question lorsqu’il s’apprêtait à taper le code d’entrée à un immeuble pareil à tous les autres. Pourtant cette porte lui était si familière.

- Tu l’as tellement voulu, dit-il avec un zeste d’étonnement.

Changer de lycée.

Ils montaient au troisième étage. Pourquoi cet ascenseur lui était si connu ? L’odeur dedans aussi. Comme revenir dans un vieux rêve.

- Ça sera un peu plus loin, sur le boulevard, en face du bâtiment central de la Poste, mais comme tu as tellement insisté, papa l’a fait.

Et Eveline comprit pourquoi Sophie ne la connaissait pas, ne pouvait pas la connaître : dans ce nouveau présent, elles n’avaient jamais été dans la même classe. Elle avait dû aller au collège de cet autre quartier, alors que Sophie avait peut-être fait le même collège qu’avant… Pourvu qu’elle n’oublie pas ses vieux… ses vrais souvenirs.

Ils entrèrent dans l’appartement et il n’y avait rien pareil, mais rien qui l’étonnait non plus. Elle eut l’étrange sensation d’avoir vécu deux vies parallèles, les deux parfaitement justifiées.

Ses parents lui semblèrent un peu plus âgés. Comme si le temps qu’elle volait en sautant dans le passé leur avait été compté à eux. Cette idée l’attrista d’un coup. Elle les salua avec une voix tremblante, sur le point de s’effondrer en sanglots. Ils lui avaient tellement manqués !

Sa mère la regarda avec un air inquiet. Curieux en même temps.

- Pourquoi tu t’obstines à porter ces vieux habits moches ?

Elle portait toujours les habits donnés par la sœur d’Oskar. Tout était à l’inverse. Elle avait tout gâché. Tiziana avait raison, elle ne faisait pas le poids.

Elle s’enferma dans sa chambre, sa chambre qui ressemblait tellement à son ancienne chambre que sa vue la fit s’écrouler sur son vieux tapis, avec de grosses larmes qui coulaient maintenant entre des soupirs. Elle était rentrée. Ça avait été si dur, tellement difficile, de tenir !

Et elle avait échoué.

Elle retourna auprès de sa famille, habillée dans ses vieux habits de 2018, fatiguée et reconnaissante. Tout n’était pas étrange, elle pouvait retrouver les signes de son ancienne vie.

Elle les observa lors du dîner : ils étaient tous les mêmes et en même temps un peu différents. Ils évoquaient des souvenirs d’une enfance qu’elle ne reconnaissait pas encore tout à fait, comme s’ils avaient dû inventer en vitesse une Eveline complètement autre, pour justifier son retour inopiné dans cette vie.

C’était en même temps terriblement tentant. L’occasion d’avoir testé une autre vie, une autre enfance, de nouveaux souvenirs qui s’agglutinaient à l’intérieur avec chaque mot, comme des papillons de nuit attirés avec une lanterne...

Et tard la nuit, après avoir retrouvé ses affaires et feuilleté ses cahiers, elle regarda les grands arbres du haut de son troisième étage se courber sous le poids des gouttes de pluie, en imaginant des elfes grassouillets qui s’étaient mis à sauter mécontents de feuille en feuille pour se mettre à l’abri.

Elle sourit. Elle tenait son vieux cahier, maigre à cause de toutes les feuilles qu’il perdait régulièrement en dessins et billets pour… mais si elle ne connaissait plus Sophie, qui était cette fille qui avait pris sa place ?

Elle avait mal à la tête avec tous les événements des dernières heures et les souvenirs de la nouvelle Eveline, ils s’étaient tous mis à bouillir à l’intérieur et poussaient maintenant sur son front et ses tempes.

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