Dans l'antre des chasseurs

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- Ils sont des plus en plus jeunes, ricana Madame avec une voix cassée en la voyant apparaître. Dans quelques années, cette libellule va nous amener des enfants encore avec leurs couches.

Tiziana la regardait depuis son fauteuil rouge, habillée dans une vieille robe noire pleine de poussière, et à son cou, portée comme un trophée, il y avait la libellule.

Eveline sentit la rage monter.

- C’était ça, ce que tu voulais ? Cette vieille chose ? croassa-t-elle avec un rictus de triomphe en pointant le bijou à son cou.

Elle était encore plus vieille que dans l’image qui lui avait apparue tout à l’heure, sèche comme du vieux papier de journal, et tout comme le papier, sa peau paraissait tomber en poussière ou se déchirer au moindre mouvement.

Ils rigolaient. Marcus se tenait à côté d’elle, avec un regard amoureux, teinté de quelque chose d’autre, caché à l’intérieur, une sorte d’attente… Eveline frissonna.

Ils étaient dans une pièce à parois métalliques, ronds, une sorte de roulotte mal éclairée, avec le grand fauteuil rouge au fond, sous un rideau drapé. Quelques poufs autour, très bas, pour laisser Madame trôner sur la pièce. Alicia ne se voyait nulle part.

Où est-ce qu’elle pouvait bien être …si Anne-Lise était encore au lycée ? Mais était-ce toujours le cas ? Etaient-ils le même jour déjà ? A la même heure ?

Fichus sauts.

Une main se posa sur son bras nu, un toucher de reptile, qui la fit se retirer avec dégoût. Alicia rigola près de son oreille.

- Comment va notre petite voleuse ? dit-elle avec sa voix la plus mielleuse.

La plus fausse aussi. Eveline eut une sensation de nausée.

- Laissez-nous tranquilles, articula Eveline.

Madame posa ses yeux noirs sur elles, mêmes yeux que tout à l’heure quand elle l’avait attirée depuis son cours de géographie. Mais cette fois, Eveline sentit que c’étaient ses pensées qu’elle voulait attirer à la surface.

- Ecoute, gamine, dit-elle, si tu es ici, c’est parce qu’on a pitié de toi.

Marcus ricana à côté d’elle. Il avait choisi de rester debout, comme un chevalier servant, plutôt que de se recroqueviller sur les poufs autour.

- Tu penses qu’être voleur de temps c’est grande chose ? Pff ! continua-t-elle et une quinte de toux l’arrêta un moment. Aucun d’entre vous n’a jamais sauvé personne ! Demande-toi pourquoi on enverrait une gamine comme toi dans une mission comme ça ? Où sont les autres ? Tu sais au moins te servir de ce pouvoir ? … Même pas.

Elle n’attendait pas de réponse et Eveline n’en avait aucune à lui donner. La seule chose qu’elle regardait et sur laquelle elle se concentrait de toutes ses forces c’était la libellule.

- Si tu es toujours en vie, c’est parce que j’ai une proposition à te faire.

Le plan de Madame pour elle. Eveline frissonna. Ca ne l’intéressait pas le moins du monde.

- J’imagine qu’on t’a raconté l’histoire de Séraphine, cette cruche ? Comment elle a sauvé je-ne-sais-pas-qui je-ne-sais-plus-quand ? Tu sais ce qu’elle a réellement fait cette grande dame, gamine ?

Silence. Alicia s’était appuyée au mur de la roulotte et la regardait avec une curiosité hilaire.

- Elle a mis le royaume sens dessus dessous ! Elle a déchaîné le chaos ! Dizaines d’années de guerres civiles ! Tout le monde contre tout le monde ! Combien sont morts pour sa faute, hein ? Et quel est le bien qu’elle a fait finalement ? Que nenni. Nada. Elle a mordu la main de ceux qui l’avaient aidée. Voilà ta grande dame !

- Ce n’était pas elle !

Tiziana rigola :

- Réfléchis bien. Sans les chasseurs c’est le chaos. Chaque nouveau gamin vient changer ses notes aux maths, faire tomber son petit camarade au foot, sauver son petit chien ! C’est la pagaille !

Eveline la regarda avec appréhension. Quelque chose dans ce que Tiziana disait n’était pas juste, mais elle n’arrivait pas à voir quoi. D’autre part, il y avait un bout de vérité dans ses dires. Elle sentit de nouveau le vertige la saisir. Ce n’était pas le moment, il lui fallait rester en contrôle de ces fichus sauts.

- J’étais comme toi, gamine, tout aussi bête… dit Madame avec sa voix enrouée.

Mais Eveline entendit aussi autre chose : « j’étais une voleuse de temps ». La roulotte tangua avec eux, elle ferma les yeux. L’image de Madame défilait à l’intérieur de ses paupières à l’inverse, de plus en plus jeune, l’étincelle dans ses yeux de plus en plus forte, jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Tiziana à 15 ans se tenait là, dans ses habits de l’orphelinat après la guerre, avec le même regard dédaigneux.

Elles étaient dans une salle sombre, avec les fenêtres calfeutrées. Ça sentait les égouts.

Tiziana prit une courgette à moitié pourrie qu’elle était en train de rafistoler pour le déjeuner et la jeta avec force vers Eveline :

- Va-t’en ! cria-t-elle avec haine.

Eveline fut projetée de nouveau dans la roulotte de Madame en ’93. Madame riait.

- Tes trucs de voleuse ne fonctionnent pas avec moi ! Mais tu peux venir de notre côté. Ton pouvoir ne sera que plus fort. Tu as vu mes lieutenants, sourit-elle.

Son sourire était pire encore. Ses lieutenants c’étaient Marcus et Alicia. Elle aurait préféré ne pas les voir…

- Tu seras encore plus forte qu’eux si tu viens de mon côté, pas besoin de ça, dit-elle et montra ostensiblement la libellule. Tu pourras te mouvoir où tu veux dans le temps. En plus de détecter qui a une trace comme l’autre gamine… comment elle s’appelle cette fois ?

Le « cette fois » la fit frissonner. Combien d’autres Anne-Lises avaient été ?

La libellule n’avait plus aucun effet sur elle. Même si elle avait été une voleuse de temps, cela faisait un moment qu’elle ne l’était plus.

Tiziana attendit un moment sa réaction, mais il n’y avait aucune réponse à donner.

- Finissons-en, elle a fait son choix, dit Alicia en s’avançant dans la pièce.

Eveline vit la lueur d’une lame dans sa main. Ça avait été tout ? Si elle n’acceptait pas ça finissait là ? Sa vie finissait là ? Et donc Anne-Lise… ?

- Comment on devient un chasseur ? s’entendit-elle demander avec une voix étrangère.

Ils rigolèrent.

- Tu tues cette gamine. Très simple.

Elle la regarda choquée, mais Tiziana avait répondu avec la voix la plus naturelle dont elle était capable… Avec sa bouche redessinée sur la couche de maquillage craquelée de partout, certes, mais le plus naturellement possible.

Tuer quelqu’un ? C’était donc comme ça qu’elle avait abandonné son statut de voleuse de temps ? Elle revit l’image de Tiziana adolescente avec son tablier de cuisine, et cette fois il n’y eut pas de vertige. Eveline se tenait devant elle, dans une petite pièce froide, mal éclairée. Tiziana était couché sur un côté sur un lit couvert d’un drap rapiécé. Devant elle, gigotant, un nouveau-né.

Elle le regardait avec une expression concentrée. C’était son bébé, Eveline en eut la conviction en les regardant. Mais cette Tiziana ne semblait pas plus âgée qu’elle.

- Tu vas me dire que tu viens du futur et blabla, lui dit l’adolescente sans se retourner vers elle. Tu vas me dire que je vais détruire ma vie.

Il n’y avait rien à répondre. Elle n’était pas la seule donc à avoir fait irruption dans son passé.

- Mes choix ne te regardent pas, continua Tiziana en se retournant vers elle.

Un regard qui la brûlait.

- Mes secrets ne te regardent pas ! tonna Tiziana la vieille apparue d’un coup devant elle dans le brouillard au croisement des temps.

Eveline sentit une forte douleur dans le ventre, comme si quelqu’un l’avait frappée, une douleur qui la projeta par terre et la fit rouler sur le pavé d’une petite ruelle quelque part dans le temps.

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