Un cours de géographie très particulier

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Le matin était arrivé d’un seul coup, sans qu’elle s’en rende compte. Un matin lumineux, sonore, avec des klaxons, du bruit des voix, des portes claquées. Eveline se leva péniblement.

C’était le 4 juin. Ça se passait le soir même.

Elle était la cible.

Elle descendit en dernier pour le petit déjeuner. Mais il était trop tard pour avoir le temps de manger, elle prit une tartine en vitesse et courut derrière Oskar. Sa famille l’avait accepté sans un mot de plus, elle leur était reconnaissante. Et jusqu’ici, tous les petits gestes de remerciement au quotidien lui semblaient trop faibles : laver une assiette, sortir la poubelle, passer le balais… Et à côté, il y avait cette mission, ce mur de mensonges de plus en plus lourd à tenir.

La veille elle était rentrée tard, incapable de parler. Oskar l’avait attendue dans la cuisine avec son plat. Sa mère était passée avec un air mi-inquiet, mi-mécontent, pour s’assurer que tout allait bien. Mais elle n’eut aucune question, mère et fils lui avaient laissé le temps de digérer ses mauvaises nouvelles.

Heureusement.

Maintenant, elle venait de raconter à Oskar ce qu’elle avait appris. Pas tout, uniquement ce qui concernait leur mission : l’entente des deux chasseurs pour agir le soir même. Sans le sujet qui la préoccupait le plus…

Si Anne-Lise était en danger, était pour que les chasseurs puissent l’approcher elle, la voleuse de temps. Mais attendre que les chasseurs se décident à fermer le piège, ne la mettait pas à l’aise. Elle devait aller les voir.

L’idée était folle. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire seule, de ses 15 ans, contre à trois adultes meurtriers ? En quoi son pouvoir allait-il l’aider sans la libellule ?

- Si jamais je ne suis pas là pour sauver Anne-Lise, dit-elle après un moment, si jamais j’échoue… tu devrais la sauver.

Oskar haussa les sourcils : ils avaient discuté leur plan tant de fois, elle allait rester avec Anne-Lise, c’était sa partie. Maintenant, elle mettait tout en doute.

- C’est quoi ton plan ?

- Pas de plan… murmura-t-elle.

Il la regarda circonspect. C’était elle qui avait amené ce problème chez eux. Maintenant que le moment d’agir approchait, elle ne pouvait pas se dérober.

- Je ne peux pas te raconter encore, soupira-t-elle.

Il hocha la tête.

- Tu me diras alors ce que je peux faire, dit-il durement et hâta le pas.

Il était contrarié. Elle le laissa partir devant.

Eveline ne pouvait pas le mêler encore plus à son histoire de voleurs et chasseurs, elle l’avait déjà suffisamment mis en danger comme ça. Alicia les visait tous les trois. Elle frissonna.

Le premier cours de ce fameux 4 juin était avec monsieur Boromir et les fichues matières premières. C’était pendant ce cours qu’elle avait sauté la première fois en ’93, qu’elle avait rencontré Anne-Lise et Oskar.

Cette journée lui semblait maintenant à des milliers d’années-lumière. La libellule lui avait fait peur ce jour-là, ces nouveaux collègues, aussi. Elle sourit en saluant Zoé, Augustin, et les autres. Oskar était arrivé avec Anne-Lise, elle leur sourit également, mais Anne-Lise n’était pas dans son état normal.

Oskar était toujours fâché.

Ah.

Ca ne ressemblait plus à cette ancienne journée du 4 juin.

Le prof entra et commença son cours. Et tout d’un coup les phrases sonnaient juste, exactement comme elle les avait déjà entendues la première fois. Et une vague de nostalgie monta dans la gorge pour cette ancienne Eveline dans la classe de madame Lintervelt.

Oskar était assis comme la première fois, en diagonale, sur l’autre rangée.

- Oskar, psst !

Pas de réaction.

- Oskar !

- Chuut ! firent quelques élèves dans les premiers rangs.

Le prof, lui, faisait semblant de n’avoir rien remarqué. Il était habillé comme la première fois, avec son vieux costume beige, tout aussi large qu’alors, mais cette fois, dans l’air de ce fichu 1993. Il finit sa phrase et pointa ses yeux noir charbon sur Eveline.

- Monsieur Lang, dit-il en continuant à la regarder, quelles sont les richesses naturelles exploitées en Norvège ?

Elle eut un sentiment de malaise, de déjà vu, certes, mais comme à l’inverse, cette fois elle regardait la scène depuis le mauvais côté, elle faisait partie des inconnus qui avaient remplacés ses amis la première fois.

Il n’y avait pas deux Evelines, pourtant. Elle sourit maladroitement, avec regret. Elle aurait aimé savoir qu’une autre Eveline continuait à vivre dans le présent à sa place…

Oskar se leva, en faisant tomber son cahier, ses cheveux noirs ébouriffés, et Eveline sut que cet Oskar n’était jamais parfaitement coiffé. Augustin, assis devant lui, lui remit le cahier sur son pupitre. Oskar rougissait, mais elle continuait à avoir un sentiment étrange, comme si la scène venait d’être collée à la place de ce qu’il aurait dû se passer.

- Euh… le bois ? dit Oskar comme la première fois.

- Ouui… fit le prof avec patience en se tournant finalement vers lui. En quelles quantités ?

Silence. Elle se mordit les lèvres. Elle se sentait toujours mal à l’aise, et pourtant cette fois elle avait fait les choses dans l’ordre, cette fois elle venait du même 1993 qu’hier.

Devant la fenêtre il y avait les mêmes peupliers gauches veillant l’entrée des professeurs et derrière eux la même statue, un ancien ministre de l’Éducation, avec les mêmes pigeons sur sa tête. Et Eveline aurait pu jurer que la mouche prise au piège dans les rideaux était la même.

- Mademoiselle Brown ? demanda le prof l’air le plus naturel du monde.

Elle se leva comme dans un rêve, quelque chose n'était pas bien, comme si elle était en train de vivre une scène rembobinée à l'inverse. Et à sa grande surprise, elle se mit à expliquer comment fonctionnait l’économie de la Norvège, chiffres et tout.

La classe la regardait admirative, avec une pincée de jalousie peut-être.

Elle venait de prendre la place d’Anne-Lise.

Ce n’était pas la sienne.

Qu’est-ce qui faisait que ce passé, qu’ils étaient en train de vivre maintenant, se mettait à changer ?

Lorsqu’elle s’assit, elle avait encore les joues en flammes. Mais aucun de ses amis ne s’était tourné vers elle.

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