Le vertige

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Eveline ne vit pas monsieur Boromir sortir de la classe. D’ailleurs, elle n’avait rien entendu sur la fin du cours. Elle n’était même pas sure d’être toujours là. En 1993, c’est-à dire.

Lorsqu’elle s’était assise, elle fut prise de vertige. Son premier réflexe fut de fermer les yeux, mais l’école tournait toujours avec elle. Et quand elle les rouvrit, ses camarades n’était plus là. Ou plutôt, ils étaient quelque part dans le décor, comme un papier peint mouvant.

Devant elle il y avait quelqu’un d’autre. Une femme plutôt âgée malgré ses cheveux noir-violets tombant en boucles larges sur ses épaules, maquillée outre mesure avec chaque trait du visage redessiné sur une couche blanchâtre, et une lueur cruelle dans ses grands yeux fixés sur elle.

Eveline n’arrivait pas à se défaire de ce regard qui la paralysait suspendue quelque part entre ce ’93 avec la classe de seconde paisiblement en pause, et ce temps autre, ailleurs, terrifiant.

La femme était assise dans grand un fauteuil rouge avec les coutures rongés. Derrière elle, un rideau lourd en velours tombait en plis de théâtre pour masquer ce qui ressemblait à une paroi métallique. La lumière était faible, mais le visage de l’inconnue y apparaissait clairement.

Le vertige était toujours là, et Eveline se sentait aspirer, comme par un tourbillon par ce regard, à l’intérieur de l’image. Elle lutta de toutes ses forces pendant ce qui lui sembla des heures entières.

La femme fit un geste de sa main sèche, osseuse. Un homme s’approcha d’elle. Grand, jeune, maigre, cheveux noirs savamment rebelles. Il se pencha au-dessus de son fauteuil dans une attitude de respect mêlé avec une certaine tendresse. Il lui murmura quelque chose à l’oreille. La femme acquiesça sans diminuer l’intensité de son regard sur Eveline.

Et lorsque l’homme se tourna vers elle, comme s’il venait de la découvrir là, au milieu de leur pièce, Eveline eut un sursaut. C’était Marcus, en plus jeune, en moins cynique aussi peut-être, mais c’était bien lui.

Et le son de son murmure lui arriva finalement :

- Tiziana, la nouvelle vient d’arriver.

Un tissu étranger vint effleurer son bras droit, et lorsque son corps se rétractait dans un mouvement de repli, Eveline sentit quelqu’un passer tout près d’elle. La chaleur de cet autre corps la fit frissonner. Où était-elle ? Elle se sentait suspendue entre deux scènes distinctes comme les images de deux films concurrents, mais présente en même temps, physiquement, des deux côtés. Quel était cet endroit ?

Une autre femme venait d’arriver, un corps souple, nerveux, qui avait avancé dans la pièce avec un mouvement de félin.

- Madame, fit l’inconnue avec une voix de faux velours.

Tiziana eut un début de sourire. Un haussement presque imperceptible de ses lèvres, presque tout aussi cynique que la lueur dans ses yeux. Peut-être plus, accentué par le maquillage en train de se déteindre.

La nouvelle arrivée était Alicia. Eveline accueilli sa présence avec la même sensation de dégoût que lors de leurs rencontres précédentes.

Ils étaient trois maintenant, et ils se retournèrent tous vers Eveline, dans un mouvement interminable de leurs regards. Ils étaient tous là, les chasseurs qui l’avaient prise pour cible, et derrière son vertige, elle sentit la rage monter contre eux tous, contre ce pouvoir qui demandait aux uns de traquer et tuer et aux autres de sortir de leur temps à mains nues.

Le sourire de Tiziana était devenu un rictus de satisfaction. Elle était en train de gagner.

Le vertige était toujours là, nauséabond, et Eveline avait de plus en plus du mal à rester dans son monde, à ne pas se laisser tirer dans le tourbillon des chasseurs comme une petite feuille dépareillée.

Des images se mirent alors de défiler à toute vitesse, des images comme si elle était en train de passer par la vie des inconnus, embarquée dans un train qui les faisait défiler devant les vitres.

Elle ferma les yeux.

Silence.

Le monde tanguait toujours avec elle, mais de quel monde était-il question ?

Eveline sentit la main d’Alicia sur son bras, un toucher qui lui révulsait le ventre.

Un cliquetis d’argent résonna alors dans ses oreilles, venant plus de l’intérieur que d’un présent ou passé fantomatiques, un cliquetis comme celui entendu dans ses rêves, et une pluie se mit à tomber au milieu de nulle part, là où Eveline se trouvait, entre son ’93 et le piège des chasseurs qui l’attendaient de l’autre côté de la faille.

Chaque goutte venait essuyer son front de la nausée et puis du vertige, et Eveline put rester debout sans que le monde tangue sous ses pieds.

Et en passant par l’averse, elle vit venir vers elle une femme, droite, les cheveux dans un chignon qui peinait à retenir les boucles, et en s’approchant, Eveline vit que les gouttes d’eau ne la touchaient pas, elle fendait la pluie comme passer par un rideau. Elle la regardait avec un sourire. C’était sa grand-tante Yolande.

Eveline sentit des larmes de délivrance jaillir d’un coup, elle se laissa tomber, elle était tellement fatiguée. Et sa grand-tante se pencha au-dessus d’elle, pendant qu’elles glissaient dans le tourbillon et les chasseurs ricanaient de l’autre côté.

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