Chez Oskar, mauvaise époque

4 minutes de lecture

Oskar était assis sur la chaise devant son bureau en bois blanc. Ils étaient dans sa chambre, qu’il lui prêtait pour la nuit. Eveline venait de lui raconter sa journée. Il avait posé sur elle ses yeux noisette, les mêmes yeux que son Oskar, avec un regard si direct, si intense, qu’elle se sentait gênée. Elle avait tout raconté en détournant son visage.

- Quelque chose a changé, lui dit-il.

Elle sentit ses joues rougir. Sa vie ordonnait tout à l’inverse, elle était avec Oskar, mais ça ne servait à rien qu’il ait ce regard qui brûlait ses joues, c’était le mauvais Oskar. Elle était dans cette chambre qu’elle avait tant de fois regardée depuis la rue, mais ça n’était pas encore sa chambre, il n’était même pas encore né. Son père était encore un gamin de collège. Il lui manquait. Son présent lui manquait.

Mais cet Oskar n’était responsable de rien de tout cela. C’était pire, il prenait les mauvais coups à sa place…

Eveline le revit en train de discuter avec Alicia dans la scène que son retour en ’93 avait changée. Les mots échangés aussi autres. Elle avait demandé à Oskar de lui raconter comment s’était passé la rencontre avec le chasseur. Alicia l’avait dévisagé en essayant de lire dans ses pensées…

- Elle a vérifié si tu as la trace du pouvoir… murmura Eveline.

Elle avait amené le chasseur jusqu’à lui. Eveline déglutit.

- Ce n’est pas ta faute, reprit Oskar en continuant à fixer son regard sur elle.

Elle se sentait toujours gênée. Qui allait être responsable de sa mort plus tard ? Qu’est-ce qui allait se passer ? Elle sentit sa gorge se nouer.

- Tu as appris quelque chose sur moi dans le futur, dit-il avec une voix sourde. Je ne veux pas le savoir...

Elle eut un premier mouvement de surprise, mais une larme glissa sans bruit obscurcissant sa vue.

- Je ne veux pas que tu racontes tout ça à Anne-Lise.

Pourtant fallait la sauver. Même si elle était bloquée ici, elle ne pouvait pas tout abandonner.

- Comment allons-nous faire ?

- Nous allons rester avec elle, par tour de rôle, dit-il.

Eveline sentit l’émotion d’Oskar monter, il avait le souffle court. Voilà. Pas son Oskar.

Il se leva avec un mouvement décidé.

- Demain c’est le 2. On doit se relayer au moins jusqu’au 4 juin la nuit. Si le matin du 5 elle est bien, tu dis qu’ils ne vont pas essayer de s’en prendre de nouveau à elle ?

Elle n’était pas sure de rien. C’était sa grand-tante qui lui avait dit ça. La libellule était censée la protéger. Mais elle avait tout gâché ! Et Anne-Lise était en danger à cause d’elle !

Elle prit une longue respiration.

- Le pouvoir de la libellule devrait la protéger, articula-t-elle après un moment.

- Tu n’es pas sure.

- Je ne suis plus sure de rien, dit-elle avec rage.

Elle en voulait à sa grand-tante de ne pas avoir été suffisamment claire. De n’avoir rien d’écrit. Ah, il y avait un cahier près de la libellule…

- Bon, dit Oskar en ouvrant la porte, nous allons nous contenter de ça pour l’instant.

Un souffle d’air frais rentra depuis le couloir, et avec elle, la voix de Martin, le petit frère d’Oskar et celle de sa grande sœur. Elle était plongée dans la vie de cette famille, mais la sensation d’irréel était toujours quelque part là, tapie entre les ombres, parmi les questions qui bouillonnaient à l’intérieur…

Restée seule, Eveline sentit tout d’un coup la fatigue qui montait. Elle pouvait à peine tenir les yeux ouverts.

Et si tout était juste un rêve ? Et que le lendemain sa mère viendrait la réveiller avant d’aller au travail ? Qu’est-ce qu’ils faisaient maintenant qu’elle n’était pas rentrée ? Est-ce qu’ils la recherchaient ? Mais elle était trop fatiguée pour toutes les questions.

Elle détestait ses vieux habits pour se fondre dans la masse du ’93. Elle détestait devoir chercher un prétexte pour que les parents d’Oskar l’héberge encore quelques jours… Et après ? S’ils arrivaient à sauver Anne-Lise, quelle serait sa vie après ? Irait-elle à la police pour raconter une catastrophe qui justifierait qu’elle soit restée seule ?

Elle se laissa doucement sur le lit. Le lit se balançait sans bruit sur la faille entre le passé et le présent. Entre plus de passés et d’autres présents, comme devant une série d’instantanés stéréoscopiques qui défilaient.

Elle se revit enfant courant derrière les pigeons sur la place centrale, Florian s’esclaffant de rire à chacun de ses petits cris d’effroi, coupée de la ville par leurs ailes puissantes… Se laissant pousser doucement par Oskar dans la balançoire de l’air de jeux derrière leur école lors de longues discussions qui tardaient chaque jour leur retour, le mouvement des arbres en même temps que sa balançoire, la voix d’Oskar de plus en plus lointaine… Leur course samedi matin à chercher le pain, la joie d’avoir pu organiser cette sortie à deux dans le plus grand secret, et le souffle coupé en courant derrière Oskar sur la longue rue ombragée, se distançant de plus en plus…

Elle se retourna sur le lit qui continuait à tanguer, les genoux serrés contre sa poitrine, les larmes mouillant les draps propres en dessous. Elle avait perdu tout ça.

Et elle vit un petit garçon aux cheveux blonds et yeux noisette qui la regardait depuis un trottoir. Eveline ne rêvait pas. Elle se leva sur un coude. Le lit était toujours là, mais superposé. En même temps que la chambre, il y avait ce trottoir inconnu, la silhouette de grands bâtiments derrière, et devant elle, ce petit garçon qui la regardait à travers la faille. Il la regardait avec les yeux d’Oskar. Une feuille rouge tournoya un instant dans l’air et vint se poser avec un bruissement sec dans ses cheveux.

Eveline se releva et passa ses doigts dans ses cheveux. Elle n’avait pas rêvé, la feuille était là, une grande feuille de platane, rouge sang, réelle et irréelle en même temps, matérialisée au milieu de la chambre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire bluesoll ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0