Désastre

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Désastre.

Qui était cet homme ? Où l’avait-elle vu ? Car elle en était persuadée, elle l’avait déjà vu. Elle avait déjà senti ses regards plantés dans ses yeux.

Eveline se rappela sa promenade sur la Rue de la Mairie lors d’un de ses premiers sauts. La soirée froide de fin de mai, ce monde qui lui semblait tellement étrange, comme avoir atterri sur une autre planète, les bribes des mots qu’elle n’arrivait pas à comprendre… un homme qui fonçait droit sur elle comme pour la tester, comme s’il savait.

C’était le même.

Elle eut tout d’un coup du mal à respirer, comme si, en la bousculant, il l’eut frappée dans la poitrine.

La première fois il avait pris sa trace. C’était un chasseur, il était venu pour la libellule.

Sa grand-tante lui avait demandé d’en prendre soin…

Mince.

Des larmes brûlantes se déversaient en silence sur ses joues. Des larmes de rage. D’impuissance. Elle s’était fait avoir une deuxième fois ce même fichu jour du 1er juin. Traquée par deux chasseurs. Et sa grand-tante ne lui avait rien dit sur comment se protéger d’eux si elle les croise.

Il faisait déjà nuit et malgré le temps doux de ce début d’été, elle frissonnait. Sans la libellule, elle était bloquée en 1993 sans aucun endroit où dormir et sans rien à manger. Et malgré ses tentatives de chercher une issue, la panique prenait le dessus.

Elle devait trouver un abri.

Eveline regarda autour. La rue aurait dû lui être connue, mais les évènements de cette journée l’avaient rendue complètement étrangère, une rue d’un autre pays sur un continent éloigné. Un petit magasin alimentaire encore ouvert jetait une lumière blafarde au rez-de chaussée d’un immeuble à quelques mètres du feu rouge. Dedans, drôles d’emballages. Pire, drôles de prix. Tout était en francs, elle n’avait même pas la bonne monnaie.

Eveline eut l’impression de faire ses courses dans un vieux film publicitaire. Tout était décalé, comme si on l’avait collée dans le mauvais décor.

Attends, elle était dans le mauvais décor.

Premier objectif, raté.

En sortant du magasin, elle pensa à Oskar. C’était le seul qui aurait pu l’aider. Leur rue s’ouvrait un peu plus loin, dans la pénombre de deux grands platanes veillant devant l’arche en briques rouges. Le réverbère de l’autre côté était éteint, la rue se devinait à peine dans l’obscurité. Mais deux ombres s’avancèrent vers l’arche. Une, mince, avec deux longues tresses, encombrées de paquets, l’autre, nerveuse, presque impatiente, marchant deux pas devant.

- Allez, fillette, commanda-t-elle en se tournant.

Eveline eut un frisson en reconnaissant la voix de faux velours d’Alicia. Anne-Lise rentrait avec elle. Allait-elle rester à la maison comme l’autre soir ?

La femme leva les yeux dans sa direction. Eveline tourna la tête en laissant ses mèches mêlées venir occulter ce qui aurait pu rester visible de son visage. Mais elle ne se leurrait plus, un chasseur restait un chasseur, et Alicia pouvait sentir la trace de son pouvoir, même sans la reconnaître.

Elle attendit un moment le cœur battant, mais rien d’autre ne se passa. Anne-Lise et Alicia étaient déjà loin. Eveline se rappela le soir chez Anne-Lise : Alicia et Gilles ensemble. Pourquoi essayerait-elle de se rapprocher du père d’Anne-Lise ? Si c’était Alicia le tueur, elle avait suffisamment d’occasions pour accomplir sa sale mission… Rien que sur leur rue… Elle sentit son courage faiblir.

Mais ici il y avait la seule personne qui aurait pu l’aider. Eveline passa à son tour sous l’arche, une masse sombre quelque part au-dessus. Sa rue. Elle n’avait plus de maison ici, il n’y avait aucune trace de son passage, tout s’était décalé.

La maison d’Oskar se détachait, blanche, dans le mur noir des arbres.

Eveline prit une longue respiration et sonna à la porte.

Silence.

Une lumière forte l’aveugla un instant. Ils venaient d’allumer une ampoule dans la cour.

Puis un petit cliquetis métallique et un homme sortit, un homme presque chauve, avec de grosses lunettes, et un sac poubelle plein dans la main.

- Oui, mademoiselle ?

- Euh…

Elle ne pouvait quand même pas s’attendre que ça soit Oskar qui lui ouvre...

- Oskar est là ? Je suis Eveline Brown, une collègue de classe.

- A cette heure-ci ? demanda étonné l’homme.

Mais Oskar surgit de derrière lui. Regard inquiet.

L’homme haussa les épaules et sortit sur le troittoir à côté d’elle pour jeter son sac poubelle, en lui faisant signe d’entrer.

Elle eut à peine le temps de dire à Oskar qu’elle était bloquée dans le passé.

Son père était de retour.

- Eveline est bloquée dehors, elle a perdu ses clés, dit-il à son père. Sa mère est en déplacement aujourd’hui, elle peut rester dormir ici cette nuit ?

- Elle n’a personne d’autre de la famille ?

- Non, elle vit juste avec sa mère.

Il avait déballé tout cela sans ciller. Eveline le regarda admirative.

Son père réfléchit un instant.

- Tu veux appeler ta mère ? lui demanda-t-il.

- Je vais lui envoyer un message. Je l’ai appelé tout à l’heure.

- Bien, entre alors.

Elle prit une grande inspiration.

Il faisait tout d’un coup chaud, l’air était rempli d’une odeur de jasmin et de celui des dizaines de parterres de fleurs exotiques, des chants de tous les passereaux, des cigales et des battements de tambours de son cœur.

Elle sourit vers la cuisine étroite baignée dans une douce lumière jaune.

Tout n’était pas encore perdu. Elle pouvait garder espoir.

Oskar la présenta au reste de la famille. Eveline avait les oreilles cotonneuses, elle entendait les mots comme venant de l’autre côté d’un brouillard. Elle sourit à la dame en robe fleurie, au garçon qui la dévisageait de sa chaise (c’était lui le père de son Oskar ? mais son Oskar était loin, il appartenait déjà à une autre vie).

Ils s’apprêtaient à diner, la mère d’Oskar posa un couvert pour elle.

Elle dut répondre à plein de questions. Montrer une ancienne vidéo de sa mère d’accord avec une nuit chez une copine. Empiler des mensonges avec Oskar comme des digues éphémères pour colmater les fissures de sa présence ici.

Fichus sauts.

L’obliger à commencer une nouvelle vie dans ce vieux présent.

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