Récrire le passé

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Avoir oublié le classeur en ’93 qui sait où… dans la classe à disposition de tous. Eveline n’arrivait pas à comprendre comment cela avait pu être possible. L’image d’Oskar devant elle, les mains tremblantes sur son livre de maths. Ses regards à nu.

Ah.

Elle devait absolument récupérer ce classeur.

Elle n’avait aucune idée de ce qu’il aurait pu provoquer, juste un vague sentiment d’interdit. Comme si voyager dans le temps et changer ici et là le présent à chaque passage n’était pas déjà assez grave…

Ce dimanche, pas de sortie en famille, car Florian avait son Bac blanc mardi. Grosse pression. Il passait son temps enfermé dans sa chambre à marmonner. Mais à Eveline, cela lui convenait parfaitement.

Elle reprit les vêtements de la veille.

- Tu aimes vraiment ces vieux habits ? lui demanda sa mère surprise quand elle descendit dans le hall d’entrée.

- Ca revient à la mode, répondit-elle sans trop de conviction.

- Tu vas retrouver Sophie ?

Elle allait de nouveau mentir. Fichus sauts.

- Hmm.

Les yeux sur le sol. Sortir au plus vite.

Eveline vérifia son téléphone : elle devait arriver au lycée après son départ avec Anne-Lise, après sa discussion avec Oskar surtout…

Et si elle allait croiser l’Eveline du dernier saut ? Elle se figea. La rue se dédoubla un instant. Présent. Passé. Elle ferma les yeux. Non, ce n’était pas le temps qui l’attrapait à toujours dedans. Il n’y avait pas deux Evelines dans ce passé avant sa naissance. Et elle comprit. C’était bien fait. La libellule l’amenait là où elle ne risquait pas de se croiser, enfant.

Eveline sourit et reprit la route.

Elle allait changer le passé qu’elle venait de réécrire. Alicia rôdait toujours dedans, mais cette fois elle le savait.

Lorsqu’elle arriva sur le boulevard, les familles sortaient se promener après la sieste. Il était encore dimanche ici, elle allait se retrouver un mardi de l’autre côté. L’idée lui donna le tournis. Elle entra dans la pharmacie à côté du lycée, entre les rayons, à l’abri des regards.

En ’93, ses camarades passaient en petits groupes en rigolant. Elle était cachée derrière un vieux panneau publicitaire dans la pharmacie, encore ébahie. Comme on sauterait dans un vieux film. Mais encore plus vivant que la réalité.

Anne-Lise passa aussi, avec Oskar. Un Oskar gêné, abattu, inquiet.

Eveline se mordit les lèvres. Il était comme ça à cause de tout ce qu’elle lui avait dit.

Il avait son énorme sac à dos, la même taille que tous les autres lycéens en ‘93, un sac qui aurait pu avaler toute une rangée de classeurs… Eveline ouvrit la porte de la pharmacie. Oskar regardait Anne-Lise avec une infinie douceur. Anne-Lise semblait plutôt fâchée.

Elles devaient se voir devant le lycée.

Mince.

Anne-Lise devait penser qu’Eveline l’avait laissée tomber.

Et lorsqu’elle sortit dans la rue, Zoé s’approcha en courant.

- Anne-Lise ! c’est bon, j’ai finalement réussi à me libérer.

- Ah, sourit Anne-Lise soulagée, je pensais que t’étais déjà partie.

Tout son plan de la voir seule venait de s’évanouir.

Fichus sauts.

Pourvu qu’Oskar n’ait pas oublié ce qu’ils avaient parlé. Elle n’avait pas la force de lui raconter tout encore une fois.

Elle reprit son chemin vers le lycée. Mais lorsqu’elle arriva dans le bâtiment, elle vit monsieur Boromir, sortant de toute sa longueur du minuscule cabinet de géographie.

- Mademoiselle Brown, dit-il.

Eveline tressaillit. Elle aurait voulu le pouvoir d’être invisible en plus du voyage dans le temps. Ca lui aurait évité toutes ces complications.

- Vous voulez participer au concours inter-lycées ? demanda-t-il avec son accent légèrement chanté.

Il était sérieux.

- …euh … moi ? articula-t-elle après un moment.

- Pensez-y, il est dans deux semaines, sourit-il.

Un concours de géographie en ’93 était une des choses les plus irréelles qu’elle aurait pu faire. A part d’essayer d’éviter un meurtre, bien sûr. Et de voyager dans le temps.

La classe était vide. Baignée dans la lumière du coucher de soleil, légèrement différente de son présent, autres pupitres, comme si elle pénétrait dans un musée.

Mais son classeur jaune n’y était pas.

Elle devait rattraper Oskar.

Elle sortit en courant en dévalant le boulevard jusqu’à la place centrale. Le chemin le plus court était à gauche, sur une longue rue poussiéreuse, chauve, qui descendait résignée parmi de petits bâtiments gris jusqu’à la gare. Eveline essaya de voir s’il était dans les petits groupes devant. Ni Oskar, ni Anne-Lise, ne se voyaient nulle part.

Elle arriva près de l’entrée de leur rue essoufflée. Un camion poussiéreux venait de s’arrêter, et maintenant des travailleurs en habits dépareillés, couverts d’une poussière blanche, commençaient à descendre péniblement les uns après les autres.

Déjà vu.

Ah, elle avait déjà vécu ce passé. Elle avait déjà vu ce camion.

Cette fois elle était de l’autre côté de la rue. Et Eveline tressaillit, le pouls en panique. Anne-Lise s’approchait avec Oskar. Ils avaient pris la même route qu’elle avec Anne-Lise la première fois.

Mince.

Alicia venait à leur encontre et surgissant de nulle part au milieu du trottoir.

Eveline sentit ses poils se dresser dans un frisson le long du dos. Alicia venait d’arriver là depuis un autre présent. Elle regarda son petit visage se tournant d’Anne-Lise à Oskar, Oskar avait pris sa place, Oskar qui...

C’était comme si elle l’avait trahi. C’était à elle de regarder les mauvais yeux d’Alicia se planter sur son visage comme s’ils étaient en train de chercher sous sa peau. Et puis, elle la vit partir avec Anne-Lise.

Elle courut derrière Oskar. Il avait récupéré le classeur après son départ. Elle était sauve.

- J’aimerais te demander quelque chose, dit-il avec une voix changée.

Peu importe ce qu’il avait à lui demander, elle ne pouvait pas dire non. Pas après ce qu’elle lui avait dit au lycée.

- Je veux le garder encore. Me préparer…

- Nous allons empêcher cela, dit-elle comme la première fois.

Et sa mort à lui ? Qui allait l’empêcher ? Elle sentit sa gorge se nouer.

- Cette femme a le même pouvoir, reprit-il. Mais elle est mauvaise… C’est elle.

Eveline le regarda étonnée. Il parlait du tueur. Ça se tenait… Il avait déjà tout compris. Elle hocha la tête.

Restée seule, elle eut un sentiment étrange, soulagement de savoir son précieux classeur entre les mains de son meilleur allié, mais en même temps l’idée de laisser Anne-Lise avec Alicia la mettait mal à l’aise. Il était à peine le 1er juin, mais qui lui pouvait garantir que les chasseurs ne changeaient pas le passé eux aussi ?

Il commençait à faire nuit, et la rue se vidait de passants, c’était peut-être mieux de rentrer et revenir après, une fois qu’elle avait une stratégie. Au bout de la rue il y avait un square où sa disparition de ’93 passerait inaperçue même dans les yeux d’un chasseur. Eveline traversa la rue songeuse.

Arrivée sur l’autre trottoir, quelqu’un la bouscula à presque lui faire perdre l’équilibre.

C’était quoi ça ?

Un homme grand, mince, avec des yeux perçants et un regard d’un bleu presque noir, qui essayait d’avaler ses secrets. Il la regarda un instant et tira d’un coup, presque sans effort son sac lourd en toile bleue. L’anse céda.

Elle s’élança pour récupérer son sac, mais l’homme l’avait déjà attrapé et disparaissait dans une vague brume opaque.

Trou noir.

La libellule était dans le sac.

Elle était perdue. C’était fini.

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