Tout dire

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Anne-Lise était sur un banc à l’ombre et rigolait avec Zoé. Cette fois, leurs rires portaient sur autre chose, et Eveline s’empressa de les rejoindre.

Elle avait décidé de passer toute la journée en 1993 à s’efforçant à ne plus reproduire les gaffes monumentales de la dernière fois. La matinée s’était plutôt bien passé, bonne impression en français (c’était temps), pas de vagues en chimie (il vaut mieux), dans la moyenne en histoire (un peu la honte quand même).

Elles étaient en recréation, le dernier mois avant les vacances se remplissait de tests et de vérifications de toute sortes. Pas exactement le plus simple.

Mais… noble cause.

- Madame Massimelli voulait te voir ? demanda d’emblée Zoé.

Malgré leur bonne figure, la prof de maths leur faisait peur. Et Eveline eut pour un moment pitié pour elles.

- Oui, répondit-elle.

La libellule avait ses limites. Par exemple, voyager dans le temps ne la rendait pas meilleure en maths. Elle avait dû justifier sa présence et son avenir en filière S. Laborieux.

Mais les filles voulaient en connaître les détails.

- Elle veut que je travaille plus, dit-elle.

- Je peux t’aider, si tu veux, dit Anne-Lise l’air le plus naturel du monde.

Liées. Eveline sentait son cœur battre à sauter à l’extérieur, mais elle devait retenir sa joie. Bien sûr qu’elle en serait ravie…

- On peut se voir après les cours ? tenta-t-elle.

Hésitation. Eveline la regardait inquiète. A quel point son père lui avait interdit de tarder après les heures ?

- Oui, répondit Anne-Lise après un moment avec un lueur de défiance dans les yeux, pourquoi pas ?

Et voilà une petite victoire. Cela faisait plaisir.

Maintenant elle devait régler le malentendu avec Oskar. Elle ignorait tout des raisons qu’il avait de cacher sa passion pour la musique, mais ça devait être de bonnes raisons. En plus, Oskar pouvait être son meilleur allié. Elle devait lui dire la vérité.

Avant cela, il y avait comme un problème de logistique.

Eveline avait pourtant fait un gros effort. Et le classeur de Sophie avait été d’une aide précieuse. Portable toujours enfuis dans son sac, vêtements sans âge ou approximativement rapprochés, pas de signes visibles de son époque.

La sonnerie annonça la fin de la recréation. Ils avaient une heure de sport. Une heure de sport sans équipement, pour être plus précis. Elle avait complètement oublié de demander le programme des cours la dernière fois. Sa dernière journée au lycée en ’93 ne s’était pas exactement passée de la meilleure des manières…

Et si pour les manuels, elle avait réussi à s’en sortir en allant en catastrophe à la bibliothèque du lycée, pour l’équipement de sport cela semblait beaucoup plus délicat.

Peut-être qu’elle faisait mieux de retourner dans le présent.

Eveline dévia discrètement vers les toilettes. Le couloir fourmillait d’élèves se dépêchant vers les classes. Elle allait à contre-courant.

Et à deux pas de l’entrée des toilettes :

- Mademoiselle Brown.

La voix douceâtre de madame Massimelli. Eveline se retourna.

- Je viens de m’entretenir avec votre professeur de sport. Vous êtes excusée aujourd’hui.

Elle écarquilla les yeux.

- Vous allez travailler pour rattraper votre retard en mathématiques, rajouta la prof. Je vous ai trouvé un tuteur.

Donc pas de retour dans le présent, mais travail éloigné d’Anne-Lise. La prochaine fois, elle ferait mieux de préparer ses fichus sauts.

Le tuteur l’attendait dans la classe, tourné vers la fenêtre. Ses cheveux blond foncé étaient en désordre et il portait une chemise en jeans, mais Eveline ne put s’empêcher de tressaillir en voyant Oskar.

La prof lui donna quelques indications pendant qu’elle cherchait son cahier. C’était bien évidemment l’autre Oskar, elle n’était pas dans sa vie à elle. Elle déglutit.

- Je suis désolée pour l’autre jour, commença-t-elle lorsque la prof fut sortie.

Elle avait pratiquement dit les mêmes mots à son Oskar. Elle rougit.

- Tu ne pouvais pas savoir, répondit-il avec amertume.

Savoir quoi ? Mais Oskar rajouta :

- J’ai l’impression que je te connais de quelque part.

Eveline eut besoin d’un moment pour démêler le fil des sauts et des rencontres avec lui. Elle aurait dû écouter Sophie et arrêter d’arriver n’importe quand, avoir une logique. Mais si aujourd’hui il était bien le 1er juin, elle n’avait encore rien mélangé.

Elle ne comprenait pas très bien, mais l’occasion était parfaite pour lui dire la vérité. Le rallier à sa mission.

Elle prit une longue respiration :

- Je ne sais pas pour ça, mais c’est normal de penser que je suis bizarre… je viens du futur. On va se croiser dans quelques jours quand Anne-Lise sera tuée. Je suis ici pour la sauver.

Voilà, c’était dit. Elle avait parlé d’un seul trait, sans pause, sans le regarder. Maintenant elle leva les yeux.

Une lueur d’incrédulité sur son visage.

Mince.

Elle lui tendit le classeur avec les événements de ’93 que Sophie lui avait préparé. Coupures de presse, photos, déclarations… les gagnants des compétitions à venir, les décès…

Il prit son temps.

Elle le suivait inquiète. A sa place, qu’est-ce qu’elle aurait fait ? Sûrement elle aurait considéré tout ça comme de la folie. Bien organisée (merci à Sophie), mais de la folie encore plus dangereuse.

- Il y avait quelque chose d’étrange lors de ton arrivée au lycée ce matin… tu as surgi de nulle part devant moi.

Elle avait fait son saut dans un petit square désert en route vers le lycée… et ne l’avait pas vu. Fichus sauts. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais ne savait pas quoi. La libellule n’était-elle pas censée masquer ses apparitions ?

Mais Oskar se figea tout d’un coup. Il venait de trouver l’article sur la mort d’Anne-Lise.

- Tu peux répéter ce que t’as dit tout à l’heure ? articula-t-il difficilement.

- Je viens du futur. Je suis ici pour sauver Anne-Lise. Elle sera tuée dans quelques jours.

Maintenant il la regardait les yeux écarquillés, respirant difficilement, avec une parfaite expression de stupeur. Il venait de comprendre. Ses bras ballants, inutiles, d’un côté et de l’autre.

Eveline se sentit coupable. Elle lui avait mis tout ça sous les yeux sans penser qu’Anne-Lise….

Mince.

Elle se mordit les lèvres.

De l’Eveline pur jus.

- Ecoute, on peut la sauver, lui dit-elle doucement, mais j’aurai besoin de ton aide.

- Tu viens de quelle année ? demanda-t-il avec une voix étrangère.

- 2018… je suis… plutôt je serai élève ici.

Elle voulut lui parler de son Oskar et s’arrêta. Cela n’aidait pas. Elle ne savait même pas quel était leur lien de parenté.

- Qui… commença-t-il et s’arrêta.

L’émotion était si forte, qu’Eveline sentit sa gorge se nouer. Il parlait d’Anne-Lise.

- Je ne suis pas sûre, murmura-t-elle. Je pense que son père… Nous allons empêcher ça.

Elle avait mis toute la conviction dans ces derniers mots. Oskar revenait petit à petit à lui. Il esquissa un petit sourire amer.

C’était encore plus triste que tout le reste.

- Quand… ? demanda-t-il avec la même amertume.

- Le 4 juin… le soir.

Ses yeux l’enveloppèrent. Eveline sentit ses genoux faiblir. Les mêmes yeux noisette. Un regard perçant, comme délivrant son cœur là, devant elle.

Elle aurait tant voulu qu’il soit son Oskar.

- Bon, dit-il, nous avons du travail maintenant.

Et il ouvrit son livre de maths presque calmement, les mains à peine tremblantes.à peine tremblantes.

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