Déambulation poétique dans le parc

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Eveline arriva devant le parc en courant. Elle était en retard, ce matin elle avait eu toutes les peines du monde pour se réveiller. Et pour cause, elle s’était embourbée dans un rêve avec une maison en labyrinthe dans laquelle elle errait à la recherche de quelque chose de très important. Et cette maison, qui ouvrait des couloirs différents derrière une même porte, au bout d’un même escalier, à chaque nouveau passage, eh bien, elle en était persuadée dans son sommeil, c’était la maison d’Oskar. Et en ouvrant les yeux, elle avait été assaillie par une évidence : il y avait deux Oskar, et c’était son ami qu’elle était en train de perdre. Impossible de replonger dans le rêve pour réparer ce qui n’allait pas. L’impression d’avoir perdu quelque chose d’important était toujours là. Ça lui brisait le cœur. Mais elle avait dû mettre tout ça de côté pour se lever et se concentrer sur le sauvetage d’Anne-Lise.

Et maintenant elle était en retard. Elle venait à peine de dépasser la mairie et courait le long de la place centrale.

Le parc occupait tout un pan derrière la cathédrale depuis la place circulaire devant la mairie jusqu’à la rivière qui bordait la ville. Avec ses allées tortueuses, ses buttes escarpées, son kiosque à musique sur les hauteurs surplombant la vallée, les ponts romantiques et pelouses pour bronzer, le parc était en même temps un endroit de promenade et une échappatoire de la ville.

Il lui fallait encore 10 bonnes minutes, en courant, pour arriver au lieu du rendez-vous. Elle s’arrêta en haletant et envoya un message à Sophie lui annonçant qu’elle aura du retard. Lorsqu’elle fonça dans le parc, la cloche sonnait 11 heures.

Les allées à l’entrée du parc étaient bondées, comme si toute la ville s’était donné rendez-vous ici. Une foule de passants accompagnait une procession très particulière. Eveline put seulement voir les chapeaux à plume et les chapeaux melon, et ici et là des parasols des couleurs les plus inattendues, rose, à motif, en dentelle noire, blanche, s’élançant de temps en temps au-dessus de la cohue.

Une femme transpirant dans une robe d’époque, avec un corset violet qui peinait à fermer et un froufrou de tissu accompagnant chaque mouvement, lui tendit un feuillet. Son chapeau en velours, violet également, tenait comme par miracle sur l’entrelacs de boucles et gaze noire. Eveline écarquilla les yeux devant la parfaite maitrise de ses cheveux et de son rôle au milieu de tout le brouhaha dans le parc.

Elle regarda la feuille. L’événement auquel elle avait la malchance d’assister était une « Déambulation poétique sur les poèmes de Paul Valéry et Arthur Rimbaud, avec la participation des distingués acteurs, madame Aline Izioumov, et messieurs Rémy Bartholomé et Jean-Baptiste Letailleur ».

Ils allaient vers le kiosque. Il était déjà 11h10.

En vain elle essayait de jouer des coudes, l’assistance était de plus en plus dense autour des acteurs qui marchaient tout en déclamant des vers, dans une sorte d’échange dramatique. Et, comme le terrain montait, ils s’arrêtaient de temps en temps pour mieux gérer leur souffle et avoir plus de place pour gesticuler. Impossible de sortir du cortège. Eveline essaya de passer par la pelouse, pourtant avec de petits arbustes épineux décourageant vivement toute tentative d’abandonner l’allée. Les épines accrochèrent ses pantalons légers et elle reçut quelques regards bien appuyés.

Rien à faire. Elle paniquait. Et la découverte d’hier, sa première victoire, qu’elle tenait tant à partager avec Sophie ! Elle vérifia ses poches. Même si elle s’était fait secouer un peu par la foule et par le passage des enfants qui se chamaillaient, son téléphone était bien là, la libellule aussi. Elle sentit les petites pierres du bijou sous ses doigts. Tant que la libellule était toujours avec elle, tout le reste pouvait s’arranger.

Entre temps, la déambulation continuait au même rythme. Et peu importe si le temps s’était un soudainement refroidi, avec de nuages massifs qui avaient couvert le ciel, les déclamations continuaient.

- « Peuples ! écoutez le poète ! / Ecoutez le rêveur sacré… »

Eveline essaya de voir si Sophie ne serait quand même bloquée elle aussi par l’assemblée. Un homme et une femme, tous les deux en vêtements d’époque, en noir maintenant, se lançaient des vers dans les applaudissements de la foule :

- « Je m’étais endormi la nuit près de la grève. / Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve, / J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin »

- « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, / Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends. »

Elle regarda les acteurs. Quelque chose était différent, mais impossible à dire quoi exactement. Ils continuaient à déclamer leurs textes. Les gens autour à applaudir. Elle essaya d’appeler Sophie, pas de réseau. Mince. Fichue malchance.

Au bout de plusieurs longues minutes, pendant lesquelles il lui fit impossible d’apprécier quoique ce soit dans cet événement artistique, elle aperçut une brèche dans la foule et réussit à passer.

Ouf, le cauchemar était fini. Maintenant il fallait trouver Sophie.

Elle arriva en courant au kiosque de musique, une construction diaphane en pierres blanches, sur une pelouse parsemée de parterres de fleurs, surplombant la rivière. Il était déjà 11h30. L’endroit était désert. Sophie n’était nulle part.

A sa place, Eveline vit Oskar. Il était dans le kiosque, le dos à une colonne. La surprise de le voir là. Et puis, il jouait de la flûte. Il faisait quoi ? C’était bien une flûte traversière, une petite lueur argentée dans la pénombre du kiosque. Il jouait une merveilleuse aire triste, qu’elle aurait pu croire venir du cortège qui s’éloignait sur une des allées vers la rivière. Autour il n’y avait personne. Par quel mélange de circonstances Oskar était-il venu à jouer de la flûte ? Et comment ça se faisait qu’elle, pourtant depuis tant d’année son amie, n’en avait la moindre idée ?

Cette découverte la remplit d’amertume. Elle ne le connaissait pas si bien finalement, malgré tout ce qu’ils avaient pu partager, il ne lui avait jamais fait suffisamment confiance pour ça.

Il avait fini de jouer. Il leva la tête, mais son regard passa au-dessus d’elle. Et pourtant elle se tenait là, à deux pas, les larmes au bord des yeux. Mais il semblait tellement concentré sur quelque chose, quelque chose de particulièrement triste, qu’elle n’osa pas lui parler.

Et lorsqu’elle hésitait encore, quelqu’un d’autre rentra dans le kiosque comme si de rien n’était et salua Oskar, un garçon de son âge. Eveline le trouva vaguement familier.

Sophie restait injoignable. 11h45 déjà et six messages sans réponse. Était-elle fâchée ou il lui était arrivé quelque chose ? Mille suppositions venaient lui bouillir sous les tempes, et Eveline se mit à faire des allées et venues d’un point d’observation à un autre. Était-elle bien sure que Sophie n’était pas finalement dans le cortège ?

Et comme elle passait encore et encore devant le kiosque, toujours invisible pour Oskar qui descendait les marches du kiosque avec le garçon inconnu, Eveline entendu clairement « Anne-Lise » dans leur conversation.

Qu’est-ce qu’elle avait fait ?... Et si… ?

Le cœur battant elle descendit l’allée, s’approchant du premier passant, et lui demanda quel jour il était.

- 30 mai.

Comment ça, 30 mai ? Il était le 10 juin déjà.

- Vous êtes sûr ?

Regards étonnés de la personne, un quinquagénaire en pantalons et chemise en jeans, avec une énorme sacoche marron en cuir.

- Oui, oui, dit-il en regardant sa vieille montre électronique comme preuve. Dimanche, 30 mai.

- ‘93 ? demanda-t-elle avec appréhension.

- Bah, oui…

Comment ça aurait pu arriver ? Ah. La libellule plus tôt dans le parc. La libellule l’avait portée plus tôt car elle avait pensé à cette fichue cohue poétique. Elle regarda le feuillet, les couleurs avaient disparu. Mais c’était toujours une « déambulation poétique », sur les vers de Victor Hugo. Troisième édition, 30 mai 1993.

Cela expliquait pourquoi Sophie n’était pas là.

Ah, donc Oskar…

Ce n’était pas son Oskar.

Cela s’expliquait.

Mais son saut était arrivé trop vite, elle n’avait pas encore son plan. Il fallait retourner dans le présent.

Anne-Lise venait sur l’allée avec un regard distrait, et derrière elle, à une bonne distance, une femme l’observait avec un intérêt non dissimulé. Une petite dame alerte, avec de longs cheveux bouclés. La femme avait quelque chose d’inquiétant, comme un animal de proie suivant sa cible.

Eveline décida d’intervenir.

- Salut, Anne-Lise.

- …

- Quelle coïncidence, tu es venue pour la déambulation poétique ?

Regard effrayé. Yeux écarquillés. Qu’est-ce qu’il n’allait pas cette fois ?

- Excuse-moi, fit Anne-Lise, je te connais ?

Quelle date était aujourd’hui ? 30 mai ? C’était quoi la date du cours de géographie ? 4 juin ! Mince ! Qu’est-ce qu’elle faisait si tôt ? Anne-Lise ne la connaissait pas encore.

Maintenant il fallait faire bonne figure.

- Je suis Eveline Brown, sourit-elle, je vais être dans la même classe que toi dès lundi, on s’est vues la semaine dernière au lycée.

Regard étonné. Ah. Comment il s’appelait son prof de géographie déjà ?

- J’étais avec le prof de géographie, mince, j’ai oublié son nom, grand, maigre, dans un grand costume beige…

- Monsieur Boromir ?

- Exact ! exclama Eveline l’air le plus naturel du monde.

Elle sentait ses joues rougir. Mais quelle autre solution avait-elle ? Lui dire qu’elle venait du futur ?

Son frère la considérait toujours une piètre menteuse. Elle espérait que cette fois il ait tort. Du coin des yeux elle essaya de vérifier si l’inconnue était toujours là à les espionner.

- Peut-être, répondu Anne-Lise après un moment, je ne me rappelle plus.

Après deux-trois politesses, Anne-Lise repartit sur l’allée. Elle était restée là, un sourire gêné figé au coin des lèvres. Comme première impression elle pouvait faire mieux…

Mais elle était encore là  dans un but précis. Elle vérifia que cette fois personne ne suivait Anne-Lise. Et lorsque l’allée fut vide, elle chercha d’un geste décidé la fichue libellule dans sa poche.

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