Un changement de classe très particulier

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Il y a trois choses qu’Eveline a du mal à contrôler : les larmes (elle peut pleurer devant les publicités, autant dire…), rougir au pire moment, et les sauts dans le temps. Les quoi ? Vous avez bien entendu, sauts dans le temps. Affreux.

La première fois c’était en juin pendant le cours de géographie de madame Lintervelt. Tout était normal, ou du moins autant que possible en fin de seconde avec de nouveaux camarades et le lycée… Elle était assise comme d’habitude à côté de Sophie, sa grande amie du collège. Oskar, le dos tourné vers elle, comme si leur amitié était devenue caduque en rentrant au lycée, était assis dans l’autre rangée.

Madame Lintervelt parlait des quantités de matières premières produites par pays d’Europe. L’ennui. Dangereux. La prof ne rigolait pas avec les chiffres. Mais malgré ses efforts les plus sincères, au bout de la deuxième phrase, tout le charbon, fer, nickel se mirent à sonner comme une incantation. Ses pensées divaguaient vers la dernière trouvaille qu’elle avait déterrée chez sa grand-tante.

C’était une sorte de broche ou peut-être un pendentif, une libellule en métal noirci, épaisse. Pas trop grande, elle pouvait la cacher dans sa main. Le plus intéressant, les yeux en pierres vertes scintillantes. Et pour la dixième fois depuis ce matin, Eveline se mit à la chercher à tâtons dans son sac, les yeux innocemment tournés vers la prof.

Elle l’avait trouvée derrière une rangée de livres dans la bibliothèque de sa grand-tante Yolande. Lorsqu’elle avait sorti un gros cahier jauni, le pendentif était là, vert émeraude, pointé par un rayon échappé des rideaux poussiéreux de la pièce. Comme s’il l’attendait. Pas forcément très beau, plutôt étonnant avec l’éclat des pierres qui semblait changer sans cesse.

Sa grand-tante n’avait pas pu cacher la mauvaise surprise quand elle lui avait montré le bijou.

- Où es-tu partie trouver cette vieille chose ? lui avait-elle dit avec les yeux écarquillés.

Elle était assise dans le grand fauteuil avec les coutures rouges rongés jusqu’au bois, le dos à la seule fenêtre non obturée de la pièce. Droite, sèche, ses cheveux blancs dans un chignon amaigri parfaitement en place, grand-tante Yolande était, de toute la famille, la plus énigmatique et en possession de la maison la plus fascinante qu’Eveline avait jamais vu.

- Juste là, dans la bibliothèque, avait-elle haussé les épaules.

- Elle a finalement décidé de se montrer de nouveau, c’est ça ? avait dit sa grand-tante avec amertume en laissant son livre de côté. Il vaut mieux pour toi, petite fille, de la remettre là où tu l’as trouvée et d’oublier qu’elle existe.

Elle avait parlé du bijou comme d’une chose vivante. Ça l’avait fait frissonner.

- C’était parmi les livres, avait-elle répondu obstinée, vous ne l’utilisez pas.

Sa grand-tante l’avait regardé avec tristesse.

- Il n’y avait rien d’autre avec elle ?

Grillée. Elle avait gardé le cahier épais caché derrière elle. Mais comme sa grand-tante semblait savoir quelque chose, elle le montra avec les joues rouges de honte.

- Juste ça, je voulais voir ce qui est dedans.

- Ah ! s’était exclamé sa grand-tante avec émotion. Remets ça là où tu l’as trouvé. L’autre aussi, avait-elle dit avec une voix rauque en désignant la libellule de sa tête.

Eveline aurait pu jurer avoir remis le bijou à sa place. Pourtant ce matin, à son étonnement, elle le découvrit dans son sac.

Elle tendit de nouveau la main vers le pendentif. Silence. Madame Lintervelt avait posé une question, mais sur quoi ? Eveline referma paniquée les doigts autour du bijou. La libellule pulsa à l’intérieur de sa paume comme si elle était vivante.

- Mince !

Elle retira sa main en la laissant tomber.

Et tout d’un coup une voix différente, la voix d’un homme pour être plus précis, reprit les explications de ces fichues matières premières, un léger accent étranger en plus. Bizarre. Elle leva les yeux. Madame Lintervelt n’était plus là, personne n’était plus là, ou plutôt, il y avait des personnes toutes autres.

L’angoisse. Plus elle dévisageait les inconnus autour, plus elle paniquait. Sophie n’était plus là, aucun de ses camarades, au fait, non, il y avait Oskar. Un Oskar pareil, pareillement gauche, même t-shirt sans âge, mais un Oskar étrange.

- Oskar, psst ! il y a un truc bizarre…

Regards étonnés autour.

- Salut, comment tu t’appelles ?

En plus, Oskar qui demandait ça !

- Eveline ?!

- Eveline comment ? demanda une fille à côté de lui, avec de longues tresses rousses.

- Eveline Brown.

- Moi c’est Anne-Lise, Anne-Lise Marcelin.

- Chuut ! firent quelques élèves dans les premiers rangs.

Le prof, lui, faisait semblant de n’avoir rien remarqué. C’était un colosse, maigre, dégarni, avec un vieux costume beige trop large et la peau légèrement jaune. Il finit sa phrase et pointa ses yeux noir charbon sur Eveline.

Elle essaya de préparer une question dans sa tête. Comment dire qu’elle ne savait pas comment elle était atterrie ici ? Mais ce n’était pas à elle que le prof s’adressa :

- Monsieur Lang, dit-il en continuant à la regarder, quelles sont les richesses naturelles exploitées en Norvège ?

Oskar se leva, rouge, en faisant tomber son cahier, ses cheveux noirs d’habitude parfaitement peignés tout ébouriffés. Quelqu’un assis devant lui remit le cahier sur son pupitre. Oskar rougissait encore, de plus en plus, comme s’il aurait pu prendre feu.

- Euh… le bois ?

- Ouui… fit le prof avec patience en se tournant finalement vers lui. En quelles quantités ?

Silence. Eveline avait pitié pour lui, mais elle était en tout aussi mauvaise posture. Et avec les joues, elle le sentait, tout aussi rouges. Elle se mordit les lèvres. Pourquoi ce prof n’avait rien dit sur sa présence tout d’un coup ici ? Mais ici où ? Et comment faire maintenant pour retrouver sa classe ? Et Oskar qui faisait comme s’il ne la connaissait pas ?

Devant la fenêtre il y avait les mêmes peupliers gauches veillant l’entrée des professeurs et derrière eux la même statue, un ancien ministre de l’Éducation, avec les mêmes pigeons sur sa tête. Et Eveline aurait pu jurer que la mouche prise au piège dans les rideaux était la même.

Le prof s’était tourné vers la classe. Et ce fut Anne-Lise qui se leva, contente d’avoir été nommée, et qui se mit à expliquer comment fonctionne l’économie de la Norvège, chiffres et tout. Eveline la regarda bouche-bée, avec une pincée de jalousie. Cette fille devait être le rêve de tous les profs de géographie ! La première raison de leur métier ! Mais cette fille uniquement, et ils doivent tous passer leur vie à la chercher !

Même Oskar buvait ses paroles. Plus grave que ça, il n’avait d’yeux que pour Anne-Lise. Eveline aurait pu entendre son cœur battre de là où elle était. Ça la laissa sans air d’un seul coup. Et lorsqu’elle peinait à reprendre son souffle, elle fut prise d’une quinte de toux. Quelques regards inquiets envers elle. Mais à l’intérieur la rage montait de son ventre noué et l’étouffait encore plus. Qui étaient ces gens ? Qu’est-ce qu’elle fichait ici ? C’était quoi cette blague ?

Et pire que tout, le cours continuait sans que sa présence dans cette classe ne gêne personne. Quoique, de temps en temps, ses nouveaux camarades se mettaient à lui jeter un petit regard curieux. Ah, quand même. Certes, elle devait avoir une mine affreuse encore rouge de sa fichue toux, et Eveline lissa sans trop d’effet ses cheveux mal peignés pour les faire passer derrière les oreilles. Elle avait coupé ses cheveux lors de son entrée au lycée et ses longues tresses maigres, un pauvre filet de cheveux d’un côté et de l’autre du crâne, s’étaient transformés dans un casque de serpents emmêlés, presque impossible à discipliner.

Elle chercha sans regarder ses mouchoirs dans le sac. Sa maison était-elle toujours là si ses amis avaient disparu ? Mais disparus comment ? Plus elle regardait autour, plus elle se sentait perdue. Même Oskar ne semblait plus la connaitre. Alors qu’ils étaient dans la même classe depuis la maternelle. Ses doigts effleurèrent le vieux pendentif qu’elle avait trouvé chez sa grand-tante. Ah, c’était ça, pensa-t-elle, et serra méchamment le bijou entre ses doigts. La libellule se débâtit un instant.

Eveline laissa échapper un cri de surprise. Et tout d’un coup, madame Lintervelt était plantée là en pointant ses lunettes vers elle avec un regard mauvais.

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