L'étranger dans le salon

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Comment arriver à la conclusion qu’on n’est pas fou, qu’on fait tout simplement des sauts dans le temps ? La chose la plus improbable, la plus folle, à laquelle on pourrait penser…

Le jour de sa rencontre avec Anne-Lise, Eveline était persuadée d’avoir eu une hallucination. Elle avait fait des recherches toute la soirée sur des troubles de toutes sortes, de la schizophrénie à la dépression majeure (est-ce pour cela qu’elle pleurait si souvent ?), au choc émotionnel (aucune trace), à l’excitation maniaque (ah non, quand même…). Et pourquoi la seule personne connue qu’elle avait vue dans sa folie était Oskar alors ? Drôle de question, drôles de réponses qui la firent longuement réfléchir…

Elle continua à remuer toute cette histoire à table. Elle n’avait pas pu souffler un mot de tout ça à la maison, pourtant il y avait de quoi être secouée. Du côté de ses parents elle pouvait être à peu près tranquille, la peur de la rébellion de l’adolescence était telle qu’ils l’observaient du coin de l’œil sans trop de commentaires. Mais pour son grand frère c’était autre chose. Florian s’amusait à l’idée de ses possibles tracas amoureux. D’ailleurs il n’avait pas arrêté de lui jeter des regards rieurs toute la soirée.

- J’ai vu un de tes camarades aujourd’hui, lui dit-il lorsqu’ils débarrassait la table, comment il s’appelle déjà ?

Eveline haussa les épaules de mauvaise humeur.

- J’en ai plusieurs.

- Ce n’était pas Oskar ? fit leur mère d’une voix neutre. Il habite toujours au numéro 2 il me semble ?

- Je pense que c’est lui, continua Florian avec un clin d’œil vers Eveline, vous allez toujours à l’école ensemble ?

Elle lui jeta un regard furieux. Mais Florian pouffa de rire en s’éloignant.

Son ventre était tout retourné. C’est vrai qu’ils n’étaient plus aussi proches depuis qu’ils étaient au lycée. Il y avait tout d’un coup des non-dits, de la gêne à être vus ensemble, ils parlaient à peine et chaque fois ils avaient besoin d’un sujet légitime, comme si ce qu’ils faisaient, même anodin fusse-t-il, aurait pu leur porter préjudice.

Et maintenant cette vision. Oskar était un étranger. Eveline ne savait pas quoi penser. Si c’était son esprit qui lui avait joué un tour, ce n’était décidément pas du meilleur goût.

Après son retour dans le cours de madame Lintervelt, ils s’étaient tous comportés comme si de rien n’était. Sophie l’avait regardée inquiète quand Eveline lui avait posé des questions. Elle n’avait pas disparu ? Sophie n’avait pas fait attention, ces maudites matières premières étaient suffisamment stressantes à elles seules pour qu’elle puisse penser à autre chose. Et quant à demander à Oskar… dès qu’elle s’était approchée, il s’était enfui sans même la regarder. C’était encore pire qu’un étranger. Et maintenant que la journée était presque finie, elle n’avait toujours pas la moindre idée sur ce qui s’était passé.

Florian était parti dans le salon avec son père qui remarquait à quel point son bac était proche. Très vite, le commentaire du match de foot à la télé fut couvert par la voix de son père discutant déjà en contradictoire avec son frère. Florian qui essayait en vain d’argumenter. Au bout d’un moment, il sortit du salon en jetant des mots furieux entre ses dents. Karma. Seule dans la cuisine, Eveline sourit.

Le pendentif de sa grand-tante était resté dans sa poche, elle le sortit et l’examina attentivement. Les pierres luisaient, une petite lueur verte, mais à part cela, rien ne semblait étrange. Même en le serrant dans sa main, il paraissait tout aussi inerte que n’importe quel autre objet.

Elle remit le petit bijou dans sa poche et prit la dernière assiette pour l’essuyer. Celle-ci était déjà sèche. Sur la barre étincelante du four, un autre torchon identique était en train de sécher paisiblement. Bizarre.

- Grouille-toi ! cria une voix inconnue depuis le salon.

Une voix d’homme, grave, peut-être un peu enrhumée, au ton sec, qui la cloua sur place.

Elle resta pendant un moment sur le seuil de la cuisine avec le cœur battant. Dans le salon, le match de foot continuait. Une hallucination ? Pas d’Oskar en vue cette fois, elle aurait pu même être un peu déçue, si ce n’était pour la trouille.

- Grouille-toi, j’ai dit, t’es sourde ! Viens avec cette punaise de bière !

Même voix, cette fois énervée, venant du salon. Aucun doute. Mais étais-ce vrai ? Et ses parents ?

Un bruit dans l’escalier, du côté de sa chambre, mais elle n’eut pas le temps d’y penser qu’une masse sombre, menaçante, surgit de la pénombre devant elle.

- T’es qui toi ? fit l’homme, même voix que tout à l’heure, même ton, mais pire, car à deux pas devant elle, en la regardant avec des yeux mauvais.

Elle fit un pas en arrière terrifiée, mais il ne lui laissa pas le temps de répondre :

- Anne-Lise, punaise !!!

Pas de réponse.

Anne-Lise ? Mais tout semblait tellement réel, surtout sa présence maintenant dans leur cuisine.

- Anne-Lise ! cria-t-il de nouveau, encore plus fort cette fois.

Eveline avait reculé jusqu’à l’évier, le dos appuyé contre le métal. Il entra à son tour, grand, épais, avec un marcel sale et pantalons de sport tricolores. Il ouvrit le frigo sans se soucier d’elle, comme s’il était chez lui, et sortit une bouteille.

Et là, Anne-Lise se tenait dans la porte, les yeux grands ouverts, mêmes tresses rousses que pendant le cours de madame Lintervelt.

- Je t’ai dit de ne pas inviter tes copines chez moi ! lui dit l’homme toujours énervé.

Eveline pouvait entendre sa respiration bruyante.

- C’est chez moi aussi, répondit Anne-Lise en le fixant sans ciller.

Eveline ne voyait pas leurs visages, mais la tension électrifiait tout l’air de la cuisine.

L’homme s’approcha d’elle en une seule enjambée.

- Tu feras ce que tu veux ici quand tu paieras les factures !

Et la gifle partit d’un coup, comme si l’homme s’y était déjà préparé en la voyant arriver.

- Tu ne me parles pas sur ce ton, lui siffla-t-il et retourna dans le salon.

Seule avec Anne-Lise, Eveline la regardait comme on regarde un fantôme. Un spectre... Non, elle semblait bien réelle. Gênée. Une trace rouge était apparue sur sa joue.

- Eveline ?

Comment dire ? Elle était chez elle l’instant avant, mais ils venaient de se comporter comme si c’était l’inverse, comme si elle aurait été l’intrus.

- Désolée, répondit-elle sans trop savoir comment continuer.

Anne-Lise la fixait durement. Pourtant, elle avait pris une gifle pour la protéger.

- Je ne sais pas comment il t’a laissé entrer.

Le ton semblait fâché. Donc Eveline était bien l’intrus. Elle avait surgi chez eux. Comment était-ce possible ? Et la cuisine alors ?

- Désolée, dit-elle de nouveau, je ne voulais pas déranger.

- Pourquoi t’es ici ?

Excellente question. Mais ici où ? Arrgh ! tout semblait vrai autour, c’était juste elle qui n’était pas à sa place !

- C’est bizarre, je ne saurais pas t’expliquer.

Et c’est là qu’elle le vit : un calendrier publicitaire sur le mur de la cuisine, juste devant ses yeux, depuis le début de cette fichue d’histoire. Et l’année en gros et gras prenant presque moitié de la page : 1993.

1993 !!! Blocage. Elle était née en 2003... la dernière fois dans cette cuisine il était quelle année déjà ? Mais c’était quoi cette blague ?!!

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