La libellule et les voleurs de temps

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A l’intérieur l’air était frais, réconfortant après le soleil brûlant de la rue. Et en avançant, Eveline fut accueillie par un fort parfum de pivoines, du bouquet sur la petite table à côté de sa grand-tante. Elle sourit à l’intention de cette douceur qui enveloppait son passage. Elles venaient du jardin, des parterres un peu partout sur le domaine, le long des allées, bordant les potagers, mélangés avec quelques pieds de vigne… Eveline adorait ce jardin. Mais l’intérieur de la maison était encore mieux.

Tout d’abord pour la bibliothèque, toujours dans la pénombre, mystérieuse dès qu’elle passait le seuil, avec des tracés de lumière ici et là, jamais les mêmes. Elle pouvait à peine deviner son plafond quelque part en hauteur. Puis venaient les étagères hautes qui tapissaient les murs, et ensuite les petits meubles un peu partout, débordants de livres. Il lui suffisait de porter son regard sur un recoin, avant même de déchiffrer les noms sur les couvertures, et elle avait des dizaines de petits mondes qui se mettaient à s’ouvrir, et chacun était une porte, un couloir, une fenêtre vers quelque chose. Au bout d’une heure, c’était un palais entier qu’elle construisait petit à petit dans sa tête, avec des passages secrets, échelles vers des étages dépareillés et couloirs en labyrinthe.

Mais cette fois elle était venue chercher la réponse à une question précise. Elle était venue chercher les traces de la libellule. Au bout de quelques minutes d’errance vaine devant les rayons, elle était devant sa grand-tante.

- Juste ciel ! Tu es partie dans le passé ? demanda sa grand-tante avec désespoir.

Eveline aperçut un bourdon butinant tranquillement les fleurs à côté d’elle.

- Je ne l’ai pas fait exprès, répondit-elle et sentit tout d’un coup sa gorge se nouer.

Ses poings étaient si serrés, cachés dans les poches de sa robe d’été, que ça lui faisait mal. Il y avait toujours cette gifle qu’Anne-Lise avait reçue à cause d’elle. Et l’annonce dans le journal par la suite…

- Peut-être ce n’est pas encore trop tard pour abandonner, murmura sa grand-tante en la considérant par-dessus ses lunettes.

- Non, c’est faux ! répondit-elle en un souffle avec les larmes menaçant de jaillir.

Et devant les yeux incrédules de sa grand-tante :

- C’est à cause de moi si elle va mourir ! Il faut me dire comment faire !

- Tu es bien sure que c’est à cause de toi ? demanda sa grand-tante avec douceur.

Eveline la regarda étonnée, les larmes encore au bord des yeux :

- Vous avez connu Anne-Lise ? tenta-t-elle.

- Tu dis ? Non, non, je ne peux pas les connaître tous… pauvres âmes…

- Euh… Comment alors…  

Sa grand-tante avait laissé de côté le livre qu’elle était en train de lire. Et c’est là qu’Eveline se rendit compte, ce n’était pas un livre. Sa grand-tante tenait entre ses mains le cahier épais qui avait été près de la libellule le premier jour. Oh ! Mais s’il avait lui aussi des pouvoirs, elle ne voulait pas les essayer tout de suite. La libellule seule lui donnait suffisamment de problèmes.

Sa grand-tante l’examina un moment en silence.

- Pose-moi tes questions, lui dit-elle.

De ses rêves, Eveline ne se rappelait qu’une vague tristesse qui l’envahissait au réveil, un large couloir venteux avec des fenêtres arquées donnant vers une vallée, et puis le nom de Séraphine comme un tintement de clochettes. A sa grande surprise, ce fut sur ces rêves qu’elle posa sa première question :

- Qui est Séraphine ?

- Ce sont des rêves merveilleux, sourit sa grand-tante. Elle est notre dame à tous ceux qui arrivons un jour dans l’ordre de la libellule : voleurs, doyens, gardiens… C’est elle qui a transmis le pouvoir à la libellule... Mais attention, il y a toujours des chasseurs qui nous traquent.

- Voleurs ?

- Voleurs de temps. Nous changeons l’ordre du temps, nous intervenons là où aucun mortel n’aurait dû avoir accès – dans l’écoulement du temps, dans la décision sur la vie et la mort… Ça ne peut pas se faire sans de lourdes conséquences, mon enfant.

Des conséquences, elle avait déjà eu comme un avant-goût. Et l’idée qu’elle aurait pu intervenir dans l’écoulement du temps, ni plus ni moins, ça lui donnait le vertige. Mais elle avait déjà provoqué des dégâts dans la vie particulière des gens qu’elle avait croisés. Et pour Eveline, c’était pire.

- Comment je fais pour sauver Anne-Lise ?

- Avec de la persévérance, en réfléchissant bien, en ayant un plan… Tu as une longueur d’avance sur tous ceux dans le passé, y compris sur ceux qui ont tué cette pauvre fille. Utilise-la à ton avantage. Maîtrise ton pouvoir sur le temps.

- C’est la libellule qui a le pouvoir sur le temps, répondit Eveline sans comprendre.

Sa grand-tante sourit.

- C’est à toi de maîtriser la libellule.

- Je peux contrôler les sauts ?!

C’était plutôt une incrédulité qu’une vraie question.

- Si tu ne les contrôles pas, la libellule va t’amener sans cesse dans le même jour. Il faut que tu cherches dans ton esprit le moment où tu veux arriver, que tu le sens plutôt. Ce n’est pas le temps le plus important, mais ce qu'on en fait.

Sa grand-tante effleura le bord du cahier épais. Eveline la regardait suspendue à ses mots.

- Concentre-toi sur ce qui s’est produit…, reprit-elle. Le temps qui passe c'est tout aussi trompeur que tout le reste.

Tout ça lui semblait plus simple à dire qu’à faire. A chaque saut, lorsque la libellule se mettait à palpiter entre ses doigts, elle était si surprise qu’il lui était impossible de contrôler quoi que ce soit.

Le bourdon tournait doucement autour de sa grand-tante. Elle se leva.

- Tu es une des nôtres, rajouta-elle en allant vers la grande porte double qui ouvrait la bibliothèque sur le jardin, tu finiras par comprendre comment faire. C’est bien ce qui est le plus simple dans cette histoire…

Le cahier était resté sur la petite table.

- Qu’est-ce qu’il y a dans ce cahier ? murmura Eveline n’osant pas le toucher. Il était près de la libellule…

Mais sa grand-tante ne répondit pas. Elle avait ouvert la porte laissant le bourdon sortir. La lumière du soleil s’était engouffrée dans la bibliothèque.

Eveline cligna des yeux, aveuglée.

Un instant après, elle vit le bourdon marcher péniblement le long des coutures rongées du grand fauteuil de sa grand-tante. Elle eut une impression déplaisante, comme regarder une photographie avec les lignes décalées.

- Il vaut mieux que tu files, lui dit sa grand-tante en refermant la porte vers le jardin, il y aura un orage… Et sois sur tes gardes, à chaque passage dans le temps un chasseur peut prendre ta trace.

Le cahier n’était plus là. Confuse, Eveline fronça les sourcils avec une légère sensation de malaise et partit.

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