Arriver avant

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L’orage éclata lorsqu’Eveline ouvrit la porte, un coup de tonnerre déchirant le ciel derrière elle. Sa grand-tante avait eu raison. Et lorsqu’elle fut à l’intérieur, la pluie se déversa furieusement, comme si elle avait dû attendre qu’Eveline soit à l’abri. Voilà ce qui rajoutait au malaise.

Mais elle pouvait compter sur Florian pour revenir sur terre.

- Comment ça le site est fermé ?! demanda sa mère en bas de l’escalier.

- Pour qu’on se concentre sur le Bac, il semblerait, répondit-il de l’étage.

Eveline passa à côté de lui, encore sous cette étrange impression de chez sa grand-tante. Florian lui fit un clin d’œil et rentra dans la salle de bain. Derrière lui, l’odeur d’eau de Cologne était si forte, qu’elle eut une quinte de toux.

- T’en as mis une tonne ! Beurk ! C’est dégueulasse ton parfum !

Il sortit une tête en panique. Elle se protégeait le visage dans le bras plié et toussait des plus belles en s’éloignant, les cheveux dans les yeux. Si avec ses mèches en rébellion elle avait fini par s’habituer, ses fichus parfums, par contre…

- Tu penses ? Vraiment ? Zut alors !

- Donc vous faites quoi pour l’affectation si le site est fermé ? continua sa mère en remontant à l’étage.

- On attend, cria Florian depuis la salle de bain.

- Ils se concentrent sur le Bac ! rectifia son père en remontant à son tour. D’ailleurs, où est-ce qu’il va encore ?

Sa mère mettait des habits sales dans la machine. Eveline la regarda mollement. Qu’est-ce qu’elle allait faire avec cette histoire de libellule ? Comment s’y prendre ?

- J’ai le droit de sortir une fois par semaine, tu étais d’accord !

La porte de la salle de bain claqua et Florian l’évita de justesse en fonçant vers sa chambre.

Elle devait absolument se remettre les idées en ordre.

- Eveline, comment va grand-tante Yolande ? C’était bien la visite ? demanda sa mère.

Mais elle venait de rentrer dans sa chambre. Elle répondit par la porte fermée :

- Elle va bien. Comme d’habitude.

Et se laissa tomber sur le lit.

La pluie tambourinait sur le toit, ponctuée de temps en temps par un grondement éloigné. La sensation de malaise se dissipait petit à petit, et elle l’écarta comme une faiblesse sans importance. Il restait ce que sa grand-tante lui avait réellement dit.

Contrôler les sauts. Avoir un plan. Quel plan pourrait-elle avoir pour éviter qu’Anne-Lise ne se fasse tuer par son père ?

La libellule était restée dans son sac depuis le jour d’avant, avec ses autres affaires. Mais le mauvais tour que le pendentif lui avait joué, en la ramenant contre son gré dans le présent, était trop dangereux. Elle vida le contenu sur son lit sans oser le toucher. La libellule glissa rapidement jusqu’à ses genoux. Eveline sauta du lit avant que le métal ne la touche. Comme si le bijou avait été vivant !

Plus elle l’examinait, enveloppé dans un mouchoir en papier, plus elle se disait qu’elle n’avait aucune chance. Tout s’était passé 25 ans auparavant… Même si c’est elle qui avait déclenché la crise du soir du 4 juin… et Eveline sentit malgré elle son ventre se nouer… son père la battait déjà.

Dehors, la pluie tombait en longs tracés gris heurtant les feuilles du marronnier devant la maison. Elle imagina de petits elfes potelés sautant mécontents avec les gouttes de feuille en feuille. L’image la fit sourire. En bas il y avait Laura, la copine de son frère. Pas exactement la fille la plus gentille au monde, mais très belle, si belle, que parfois Eveline l’enviait.

Elle venait d’ouvrir péniblement leur petit portail et courait vers la maison avec un petit cri aigu. L’eau ruisselait sur ses beaux cheveux blonds. Florian riait depuis la porte ouverte. Incorrigible.

- Sors avec un parapluie, ne reste pas là ! lui cria sa mère.

Elle avait une décision à prendre. La libellule scintillait vert émeraude dans son mouchoir en papier.

Concevoir un plan. Elle reprit son cahier de notes, maigre à cause de toutes les feuilles qu’il perdait régulièrement en dessins et billets pour Sophie, tatoué avec des motifs plus ou moins réguliers au stylo-bille. Elle y avait copié la petite info sur la mort d’Anne-Lise des journaux locaux.

La pluie tapait de plus en plus fort sur les tuiles du toit en couvrant tout autre bruit.

Par où commencer ?

Et au bout de quelques minutes la chambre fut inondée par la lumière dorée du coucher de soleil. Elle se leva du bureau, confuse. La pluie s’était arrêtée depuis combien de temps ?

Son frère était déjà parti.

Elle remit ses sandales.

- Où est-ce que tu vas ? lui demanda sa mère surprise.

Sa mère était déjà en train d’éteindre le linge.

- Me promener, répondit-elle presque inaudible.

- A cette heure ?

- Pourquoi, demanda-t-elle une sandale dans la main, il est quelle heure ?

Elle s’était endormie ?

- Presque 20h, on va se mettre à table.

- Je n’ai pas faim, j’ai mangé chez grand-tante.

Pas exactement. Mais elle devait absolument sortir. Elle avait tout d’un coup une idée.

- Ne reste pas longtemps ! lui cria son père depuis le salon.

Elle était déjà dehors.

La rue était presque déserte. Une rue étroite, avec de vieilles maisons encore en bon état, parfois avec des jardins descendant sur le trottoir par-dessus les clôtures, nichée miraculeusement entre des barres d’immeubles d’un côté et de l’autre. Une rue ancienne. Sans cela, qui sait où aurait-elle atterri lors de son saut l’autre jour dans la cuisine. Affreux ! Elle secoua la tête pour éloigner l’image.

Si la rue était plutôt déserte, l’endroit où elle comptait se rendre devait être plus désert encore. Il était devenu aussi plus lugubre d’un seul coup. Le terrain vague où Anne-Lise avait été trouvée poignardée. Eveline connaissait bien cet endroit, l’emplacement vide d’une ancienne maison un peu plus bas sur leur rue.

Elle s’approcha des herbes hautes qui bordaient le trottoir près du terrain vague. La palissade irrégulière en bois était tout aussi délabrée, la porte verrouillée avec une vieille chaine et un cadenas immense, rouillé. Ils avaient l’habitude de venir ici enfants pour des chasses aux trésors improbables : bâches pour improviser des tentes, seaux troués pour des chaises… vieilles télés éclatées, pièces d’appareils étranges laissant place à toute l’imagination, un grand couteau de cuisine, tout rouillé…

Eveline frissonna. Un couteau de cuisine. Ils l’avaient trouvé un jour près de la clôture. Était-ce bien celui… ?

Une des planches était écartée près de la porte. C’était leur entrée secrète. Eveline se glissa à l’intérieur.

Peut-être encore plus de plantes sauvages, un acacia frêle poussé au milieu d’un tas de briques noircies, encore plus de déchets éparpillés partout. Et des bruits dans les feuillages, en panique, lorsqu’elle avança prudemment dans l’ancienne cour.

Qu’est-ce qu’elle espérait trouver sur ce terrain, 25 ans trop tard ?

Eveline n’en était pas sure. Un signe.

Elle sortit de sa poche la libellule enveloppée dans le mouchoir. Le soleil descendait de plus en plus bas, dans une explosion violette sur moitié du ciel. Autour, rien qui lui attire l’attention. Pas de signe. Il était alors temps d’essayer. Contrôler le saut.

Elle ferma les yeux en serrant fortement la libellule dans la main. Le mouchoir était tombé à ses pieds sur le sol moite. Le 4 juin matin Anne-Lise était au lycée à l’heure de géographie… Elle voulait arriver avant. Avant.

La lumière avait presque disparu. A la place de l’été précoce, un vent perçant, humide. Elle eut froid. Cette fois, elle en avait la certitude, le saut avait bien eu lieu. Cette fois elle l’avait voulu. Eveline regarda avec fierté le terrain vague autour.

Mais quand est-ce qu’elle était arrivée ?

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