La fuite

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Elle courait, courait à en perdre haleine. Des larmes ruisselaient le long de ses joues. Ses petites jambes souffraient le martyr, mais elle ne s’arrêta pas. Elle ne s’était jamais arrêtée. Pourtant, cette fois-ci, la fatigue eut raison d’elle. Alors, elle osa l’impensable ; son pas ralentit puis s’immobilisa. Elle tourna ensuite son corps tremblant vers la créature qui la poursuivait depuis des nuits sans aucunes échappatoires. Une fumée âcre parvint à ses narines. Elle manqua de tousser. L’être difforme s’approcha d’elle avec lenteur et des mouvements saccadés. La petite fille cessa aussitôt de pleurer. Des frissons la traversèrent. Tétanisée par une terreur sans nom. Elle fixa le monstre sans yeux ni nez, à la peau recouverte de cendre blanche et nervée de sillons de braise. Sa bouche s’ouvrit, puits de flammes ardentes.

— Lin… da. Lin… da.

Puis le temps se suspendit, comme un arrêt sur image. Une silhouette sombre se matérialisa. Impossible pour la fillette d’esquisser le moindre mouvement. Elle se trouvait à sa merci.

— Mon enfant, souhaites-tu quitter cette prison, loin de ce démon ?

Espoir. Elle renifla en opinant de la tête.

— Bien, mais en échange, tu dois me faire une promesse.

Ses derniers mots s’imprimèrent en elle avec force. Elle donnerait tout pour partir d’ici. Tout. Il se pencha alors à son oreille. Du haut de ses six ans, l’enfant ne comprit pas la portée de ses propos, mais elle se perdit dans la noirceur indicible de cet être mystérieux et s’écria alors de sa voix fluette, entrecoupée de nouveaux sanglots :

— Je veux… rentrer… chez moi !

Une brume opalescente émana de l’entité et s’engouffra dans la bouche de la fillette.

—Dorénavant, tu nous appartiens, Linda… Linda…

L’entité se volatilisa, ainsi que la créature monstrueuse. Puis sa mémoire vacilla. Le monde devint flou.

— Linda ! Linda ! Tu m’entends ?

Ses petits yeux s’ouvrirent sur un homme vêtu d’une combinaison jaune et d’un casque. Elle voulut parler, mais ses poumons en avaient décidé autrement. Une vague de toux l’emporta. Alors qu’elle reprenait son souffle, elle leva enfin les yeux vers le ciel ocre. Que faisait-elle dehors ? Le soleil était déjà levé ? Elle ne se souvenait de rien. Puis la fillette avisa l’agitation autour d’elle, les cris de la foule, et demeura bouche-bée. Non, il ne faisait pas jour. Sa maison était en train de brûler. L’incendie ravageait l’ossature de bois avec une rare violence. Les pompiers s’affairaient à l’éteindre, mais il n’y avait déjà presque plus rien à sauver. L’angoisse lui noua soudain le ventre. Elle regarda partout autour d’elle, ne la vit pas. Sa famille. Alors des bribes de mémoires refirent surface et la petite fille, interdite, fixa de nouveau le brasier dont le reflet colorait ses boucles blondes en une teinte rougeoyante.



Linda, tu ne peux fuir nulle part, je te retrouverai, tu ne m’échapperas pas ! Tu es à moi, salope ! J’te jure, j’te jure, tu…

Linda Summers supprima le message vocal sur son téléphone portable d’un geste nerveux. La voiture effectua une légère embardée vers la gauche que la jeune femme rectifia d’un coup de volant. Elle jeta un œil dans le rétroviseur intérieur ; son mascara coulait, dissimulant à peine la marque violacée sur une partie de son visage. Elle essuya ses larmes avec rage. Une averse traversa la région dans un rythme soutenu. Les essuie-glaces usés crissèrent sur le pare-brise de sa voiture. Malgré la nuit qui s’assombrissait à mesure que la ville s’éloignait derrière elle, Linda ne décéléra pas. Mettre le plus de distance possible entre elle et son mari. Elle pianota ensuite un numéro sur son portable fixé sur le tableau de bord puis enclencha le haut-parleur. Après la troisième sonnerie, une voix féminine retentit dans l’habitacle.

— Lin ?

— Cath, j’ai besoin de ton aide !

— C’est encore lui, hein ?

Linda étouffa un sanglot.

— Bon, écoute, tu vas venir chez moi illico, ok ? Et si ce fumier se pointe, t’inquiète, il tâtera de mon colt.

La jeune femme réprima un sourire. Cath n’était pas sa meilleure amie pour rien.

— Je sais que tu me défendras, mais tu le connais ! Je refuse qu’un de tes gosses soit blessé par ma faute. Je voulais juste te prévenir que j’allais me réfugier au Canada. Il me faut un peu d’argent. Je suis partie sur un coup de tête, j’ai presque rien sur moi. Je te rembourserai, promis.

— Idiote, je le sais bien ! Dès que t’auras une adresse, je t’envoie ça. Sois prudente et donne-moi de tes nouvelles régulièrement.

— Ça marche.

— Pff… Si ça tenait qu’à moi, je lui aurais déjà coupé les couilles à ce con.

— Je sais. Salut Ann et Henry pour moi. J’t’adore.

— Pareil !

La communication coupa. Linda immobilisa le véhicule sur le bas-côté et ôta le téléphone de son socle. Bientôt minuit. Elle afficha la galerie et fit défiler les photos une à une. Elle soupira en tombant sur un selfie avec son époux. Son sourire était étincelant. Même ses yeux brillaient d’intelligence et de gentillesse. La façade qu’il affichait devant tout le monde, alors qu’à l’abri des regards… Linda effleura l’ecchymose sur son visage, l’œil tuméfié.

À la tête d’une des sociétés les plus en vogue d’Amérique du Nord, David Summers, l’éternel coureur de jupon, l’avait choisie, elle, pour l’épouser au grand dam de toutes ces dames éconduites. Durant une année, Linda avait été la plus heureuse des femmes – luxe et célébrité à profusion – avant de vivre un véritable cauchemar dès la fin de sa lune de miel. Le tyran déchargeait sur elle tous les soucis dus à son écrasante responsabilité au sein de son entreprise. Prends ça, salope ! Concurrence sans scrupule ? Ah, t’aime ça me répondre, hein ?Écarte ton cul !Chute de cinq pourcent au NASDAQ ? Je vais te tuer si tu l’ouvres encore !Linda n’avait jamais eu le courage de partir, jusqu’à ce soir. La jeune femme sortit brusquement de la voiture sans se soucier de la pluie torrentielle et lança son téléphone dans le ravin en poussant un cri de rage. Seul son écho lui répondit. L’odeur des conifères emplissait l’air. Linda remonta dans l’habitacle et, trempée, démarra en trombe. Son passé derrière elle.

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