III

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Jour 1, début de mon affectation

Je viens enfin de prendre mes fonctions de manière effective. S’annoncent de long mois d’attente et de tension en faction dans ce fort, mais je n’ai pas peur de succomber à l’attrition. Mes instructeurs de l’école militaire m’ont enseigné tout ce qu’il y avait à savoir pour faire une bonne générale, et parmi tant d’autres choses on m’a enseigné comment tenir le coup en dépit de l’isolement. Je me suis souvenue du conseil d’un de mes professeurs qui avait évoqué les bienfaits que pouvait avoir sur l’esprit la rédaction d’un journal de bord. C’est une chose que je n’ai jamais eu à faire jusque là, mais en étant de faction dans un fort, cela me semble une très bonne idée à mettre en exécution, et comme c’est une habitude à prendre, j’aime autant m’y mettre immédiatement dès mon arrivée dans ce lugubre endroit. Malgré moi, je frissonne en me disant qu’à l’endroit même où je me tiens à l’heure où j’écris ces lignes, le général de division von Heißenstern, qui remplissait exactement les mêmes fonctions que moi, s’est donné la mort. Ils ont à peine eu le temps de nettoyer les traces de sang et de cervelle éclatée qui recouvraient les murs et le sol avant mon arrivée. Ce qui s’est produit ici est un vrai drame. Il faudra bien que je m’y fasse cependant.

Je m’attendais à tout, et n’ai pas été déçue. En arrivant, j’étais partagée entre l’excitation et une pointe d’inquiétude. C’est un immense honneur pour moi d’avoir reçu un poste aussi important que celui là, et je saurais m’en montrer digne. Nachtwall est un bastion réputé inexpugnable, qui a tenu à des milliers d’assauts et en essuiera encore de nombreux autres. C’est une place forte presque légendaire, mais aussi réputée maudite, véritable pierre gardienne de Brandwerk, un roc qui empêche l’abomination de se déverser sur notre pays.

Au cours du voyage, j’ai pu constater la désolation de la région. C’était autrefois un haut lieu du pétrole, et partout où l’on pose les yeux, on ne voit que deux choses : des montagnes désolées et les ruines de villes construites autour d’extracteurs ou de raffineries de pétrole. Fut un temps, le diesel de nos machines de guerre venait en bonne partie de ces régions, mais maintenant les villes de prospecteurs sont désertées, ne laissant plus que de petits villages faméliques à la population superstitieuse. Les filons épuisés, l’industrie s’est déplacée au sud du pays, en même temps que nos frontières s’étendent. L’est n’est plus un espoir, ni même un stock de ressources, mais c’est une porte pour nos ennemis les plus redoutables, et c’est le seul endroit d’où nous pouvons les repousser.

À mon arrivée devant le fort, j’ai été accueillie en premier par l’adjudant chef Gottfried zu Reinschwartz, que j’ai immédiatement reconnu de loin comme un officier du génie militaire, ce qu’annonçait sa casquette caractéristique, et qui a été confirmé par le discours qu’il m’a tenu. Il m’a salué dehors, sous la neige qui tombait, stoïque. J’aime ça. Cet homme sera pour toujours une partie de la première image que j’aie jamais eu de Nachtwall. Ses murailles épaisses, ses réseaux de bunker reliés par des tunnels semi enterrés, ses tempêtes de neige, et son arrogance qui transpire dans chaque centimètre carré de béton armé.

Se tenant bien droit avec une canne, Reinschwartz m’a guidé à l’intérieur du premier bunker, le seul moyen d’accéder au reste du complexe, en me faisant un exposé empreint de fierté sur les fortifications. Les casernes sont recouvertes d'une épaisse carapace de béton ciment d’une épaisseur de 2,25m précisément et séparée de la maçonnerie par 1 mètre de sable, les immunisant à tout bombardement classique. Il m'a vanté les tourelles de 75mm qui hérissent toute la structure, accompagnées de canons lourds qui se dressent sur le mur d’enceinte qui bouche de col montagneux en empêchant toute tentative de contournement etc. Pour finir, alors que nous étions dans le passage souterrain qui grimpait vers le col et le fort proprement dit, il a tapoté vivement le sol avec sa canne et m’a demandé :

« Entendez vous quelque bruit venant d’en dessous ?

- Non, je n’entends rien de spécial, ai-je répondu. »

Alors, d’un air triomphant, il s’est exclamé :

« Ah ! C’est normal. C’est la preuve de la monstrueuse efficacité des constructions de ce fort. »

Quand je lui ai demandé des éclaircissements, il n’a pas tari d’explications. Il m’a raconté comment, il y a quatre vingts ans, avant la création du fort, la principauté d’Osowiets a levé à force de sortilèges et de fétiches une armée entière de morts vivants qu’ils ont envoyés franchir le col. C’est au prix de grands efforts, m’a-t-il dit, que l’armée de Brandwerk a fini par piéger la horde claudiquante dans ces lieux, et après les avoir précipité dans un fossé, a fait couler une immense dalle en béton armé épaisse de 1,25m et large comme le col de la montagne par dessus l’armée de morts. Depuis, Osowiets n’a jamais réussi à réunir une telle armée, et les morts enterrés là dessous se sont sans doute décomposés ou entre dévorés depuis le temps, même si les mauvaises langues racontent qu’on entend quelquefois les ossements s’entrechoquer ou bien quelque râle lugubre s’échapper d’entre des mâchoires désarticulées. Reinschwartz m’a assuré que ces derniers détails n’étaient que des fadaises, pas que les squelettes ne soient pas encore animés et en train de griffer et pester contre la dalle de béton à l’heure actuelle, mais tout simplement que même dans ce cas là, on ne pourrait jamais les entendre et ils ne pourraient jamais revenir à la surface avant d’avoir été réduits en poussière par le temps.

Voilà qui a le mérite de donner le ton. Je sais maintenant dans quel genre d’endroit j’ai mis les pieds. Curieusement, je ne suis pas tellement effrayée par les créatures et les sortilèges d’Osowiets, mais ce qui m’inquiète c’est plutôt les changements que ce mode de vie vont opérer sur ma personne.

Je dois tout de même évoquer le reste de l’état major, qui cherchait bien moins que Reinschwartz à m'impressionner. Je les ai rencontrés sur les murs, à l’extérieur, d’où ils ont pu me montrer le terrain par lequel les troupes de la principauté d’Osowiets lancent leurs assauts réguliers. On m’a présenté Renate Funkeln, sergent major du fort. C’est elle qui fait le pont entre les troupes et les officiers surpérieurs. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer qu’elle portait une écharpe non réglementaire par dessus son uniforme, mais je n’ai rien dit pour autant parce que je comprenais parfaitement. Ces montagnes sont hostiles, et même en cette saison il fait un froid intolérable à l’extérieur. Je comprends mieux pourquoi aucune armée ne peut espérer franchir les montagnes sans passer par ce col. Enfin, pour revenir à Renate, elle m’a fait une bonne première impression. Vive et sincère, elle n’avait pas l’air de se laisser abattre par la dure vie dans ces régions désolées.

J’ai aussi aperçu cette officière étrange qu’on m’a présentée comme s’appelant Irene Vedma. Je dis étrange car son uniforme était légèrement différent du notre, sa capote était noire au lieu du brun réglementaire de l’armée, et elle arborait un drôle de couvre chef qui n’a rien à voir avec le calot d’officier. Elle m’a regardé et m’a salué distraitement, sans dire un mot. J’ai appris plus tard en demandant à Reinschwartz qu’elle avait un statut spécial au fort et était originaire d’Osowiets. Je ne sais pas si c’est à ce moment là que je l’ai compris, mais effectivement, son aspect et ses manières me mettaient sans doute mal à l’aise parce qu’elle semblait étrangère. Ses cheveux sont noirs et épais, sa peau pâle et son regard légèrement vitreux. Je ne l’ai pas vue sourire une seule fois. Il émane d’elle quelque chose de dérangeant, mais je ne compte pas me laisser intimider, et je note de profiter de la journée de demain pour faire plus ample connaissance avec elle. Être en bons termes avec mes subordonnés est vital pour ma mission.

Du reste, cette journée a été bien chargée. J’ai passé en revue la majorité de nos troupes et du personnel militaire du fort. Le complexe est vaste et fait appel à une machinerie colossale pour lutter contre le froid, stocker le matériel, les munitions et le diesel, sans parler de l’entretien des bunker et murs défensifs. J’ai pu observer avec beaucoup d’admiration nos véhicules marcheurs pour opérations en montagne. Je n’en avais jamais vu de mes propres yeux avant de venir ici, mais leur constitution n’est pas si différente de celle d’un char, si ce n’est que chaque patte de la machine doit être actionnée par un pilote différent. Au moins leur équipement est suffisamment moderne, les tourelles sont plusieurs à pouvoir tirer en même temps, le chef du véhicule peut observer le champs de bataille sans s’exposer grâce à une écoutille, et qui plus est, les chef d’escadrons sont équipés d’appareils de radio, ce qui est des plus rares. J'aurais adoré avoir des chars aussi bien conçus quand j'étais dans le sud.

Le personnel m’a semblé dévoué et efficace. Les rassemblements n’ont montré aucun relâchement, et je me sens honorée d’avoir sous mes ordres des soldats faisant preuve d’un tel professionnalisme.

Il est trop tard pour continuer ce journal. Je note tout de même pour demain de me renseigner sur Irene Vedma, de questionner Reinschwartz sur les chemins montagneux que peuvent emprunter les véhicule marcheurs, et enfin d’analyser les archives du fort pour savoir comment se sont déroulés la plupart des combats jusqu’ici.

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