Séra Rogaa Sel

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Les rois déjà assemblés guettaient l'arrivée de la nouvelle reine dragonienne. Elle cumulait une vingtaine de minutes de retard, et le maître des lieux, Liron, semblait savoir ce qui la retenait et tolérer ce manque de courtoisie. Cette marque d'irrespect contrariait la plupart de l'assemblée. Ils en profitaient pour s'échanger les informations qu'ils détenaient sur la retardataire.

Bien plus jeune que ses prédécesseurs, elle enchaînait les victoires contre le roi licornien. Cette succession d'exploits relevait de l'impossible, et laissait suspecter un esprit brillant et d'une finesse sans pareille, ainsi qu'une réactivité exemplaire. À contrario, le siégeant elfe raconta qu'elle avait répondu à ses salutations en lui renvoyant un messager en profond état de choc, portant la tête coupée de son compagnon de route, le sommant de veiller pour leurs prochaines interractions à désigner des personnes plus à même de lui témoigner du respect, sous peine de n'en revoir que les têtes. Ce dernier acte correspondait à la réputation d'esprit barbare et obtus des dragoniens.

D'autres témoignages s'échangèrent. Les messagers parlaient d'une dragonienne avachie sur son trône, jurant comme un charretier et manquant d'assurance, interrogeant sans cesse son entourage du regard à chaque prise de décision, même mineure. Ces informations entraient en contradiction avec l'image qu'ils se faisaient d'une personne en mesure d'inverser en quelques mois à peine le cours d'une guerre, et de réorganiser en catastrophe une armée vaste et dispersée.

Enfin, la porte s'ouvrit. Tous les regards se tournèrent vers le serviteur en charge d'ouvrir le passage aux têtes couronnées de ce monde. À l'exception du roi licornien, et très récemment de Liron, roi dragocornien, nul n'avait jamais vu Séra Rogaa. Les humains et les elfes s'attendaient à une digne représentante de ce peuple, immense et jouissant d'une masse musculaire impressionnante.

Ne voyant rien de tel, un moment de flottement salua la reine dragonienne, couronnée depuis cinq mois à peine.

Les dirigeants remarquèrent tout d'abord son absence de couronne et sa queue de cheval noire, ainsi que sa mèche sauvage près de son oeil droit brisant la symétrie de la coiffure. Les cheveux suivaient un mouvement de balancier. Ses écailles couleur chair, un peu pâles, témoignaient de son récent et long séjour aux terres gelées de Guétrice où se déroulaient ses derniers combats.

Comme beaucoup de ses pairs, les muscles de sa mâchoire lui donnaient un visage masculin. Son absence de poitrine n'aidait pas à reconnaître son sexe. Le seul indice visible était sa taille, soulignée par sa robe noire parée d'argent et d'améthystes. Et encore ne portait-elle pas de corset, ainsi même ce dernier point pouvait laisser place au doute. La légerté du vêtement ne suffisait pas à détourner l'attention de son pas militaire.

Ceux qui la voyaient pour la première fois découvrirent la couleur de ses yeux pour le moins surprenante et inédite, surtout pour un membre de son peuple. Ses yeux violet sombre les scrutaient avec l'attention d'une bête sauvage découvrant des intrus sur son territoire.

Elle surprit un mouvement, l'un des deux rois humains se penchait vers le seigneur des elfes impériaux pour lui demander à mi-voix :

"Ce... travesti appartient-il à votre famille ?

Séra cilla, se demandant ce que pouvait être un travesti. Au ton employé par le roi humain, il ne les portait pas en haute estime. Et l'insinuation agaça l'elfe autant qu'elle-même. La dragonienne préféra passer son ignorance sous silence et lui faire entendre que, contrairement à ce que l'humain pensait elle n'était pas un dragonien.

- Seigneur impérial, lança-t-elle en souriant à la pensée de défier l'humain, j'espère que vous ne croyez pas à un lien quelconque entre nos deux familles ?

Sa voix grave et profonde, mais indiscutablement féminine permit à l'assemblée de trancher sur la question de son genre. Ses lèvres minces, et surtout ses petits crocs recourbés et fins avaient inquiété une partie de son auditoire. La réputation de sauvagerie des dragoniens traversait les âges.

Séra vérifia d'un bref coup d'oeil que ses épaulettes noires réhaussées d'argent restaient en place, et ralentit le pas pour s'assurer que lorsqu'elle s'assiérait, toutes les questions débiles que les diverses têtes couronnées se posaient à son sujet ne ralentissent pas la réunion.

Les elfes impériaux étaient connus pour leur lignée dirigeante aux yeux violets. Mais maintenant qu'elle voyait le gars en question, elle comprenait à quel point leur yeux différaient. Les iris de l'elfe tiraient sur le mauve, rien à voir avec les siens. Son sourire carnassier à l'idée du défi glaça la majorité de l'assemblée. Contrairement à elle, ses prédécesseurs s'étaient éloignés de la culture guerrière dragonienne. Plusieurs dirigeants se heurtaient pour la première fois à l'instinct de prédation bien développé des dragoniens. Ce sourire renforçait l'impression donnée par le regard, la démarche martiale et la musculature de la reine : ils avaient affaire à une carnassière, une prédatrice. L'elfe daigna répondre d'un ton ennuyé :

- Que l'assemblée le sache, cette enfançon n'a aucun lien de parenté avec ma lignée.

L'enfançon elle peut supprimer toute trace d'existence de ton peuple, connard, songea Séra en serrant les crocs. Elle se répéta la liste de mots interdits par ses conseillers pour cette entrevue. Tu, connard et tous les termes lui permettant habituellement d'exprimer son humeur. Puis celle de termes à utiliser, le champ lexical de l'outrage, les synonymes de niveau soutenu de "salopard"... À la place, elle toisa l'elfe et lui rétorqua avec toute l'amabilité dont elle fut capable :

-L'enfançon est âgée de cent trente-huit ans. Il me semble que seules trois personnes ici peuvent se targuer d'un âge plus avancé."

Alors ferme ta gueule petit con, ajouta-t-elle intérieurement. Pour le moment, elle parvenait à respecter la volonté de ses conseillers. Rester courtoise et représenter le peuple dragonien, en se montrant sous son meilleur jour, en travaillant son vocabulaire et surveillant ses manières, en peu de mots en s'humanisant.

Son ouïe assez développée pour entendre les battements de coeur surprit la question que le roi elfe noir se posait à lui-même : pourquoi ne portait-elle pas de couronne ? Elle résista à l'envie de lui répondre que ce point ne concernait qu'elle.

Séra ralentit encore le pas, guettant des réflexions idiotes. Rien ne vint, elle put saluer Liron comme il se devait et vivre sa première assemblée des rois.

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