Chapitre 1

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« Cinq, six, sept, huit. Et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. Plus droit ; le dos ! Plus de grâce, plus structuré, plus dansant ! Vous devez sentir la danse et oublier tout le reste. Tendez plus la jambe, Noémie... bien ! Et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. C'est tout pour aujourd'hui, allez vous désaltérer. »

Le jeune homme acheva une pirouette fouettée qui lui valut le sourire approbateur de sa professeure. Ignorant cette dernière, il passa une main dans ses cheveux humides afin d'essayer de dompter sa tignasse ondulée. Un rapide coup d'œil dans le miroir lui apprit qu'il était en sueur et complètement décoiffé. Mais cela n'altérait en rien sa beauté. Au contraire, cela lui procurait un charme supplémentaire.

Sa bouche était sèche. Il prit sa bouteille d'eau et avala quelques gorgées avant de passer son T-shirt au dessus de sa tête et de le balancer sur la barre, sans prêter attention aux sifflements taquins de son ami Edouard et aux danseuses qui promenaient leurs regards fascinés sur ses muscles saillants.

Après s'être douché et avoir enfilé des vêtements propres dans les vestiaires peu encombrés des garçons, l'adolescent se rendit compte qu'il ne trouvait pas ses baskets. Il fouilla en vain tous les recoins de la salle, et lâcha un juron, exaspéré.

« Qu'est-ce que t'as ? l'interrogea Edouard en passant un peigne sur ses boucles blondes.

- Je trouve pas mes godasses. Quelle école de voleurs, c'est pas possible ! Je vais quand même pas me balader en ville avec ça ! »

Le blond avisa les chaussons de danse que son ami contemplait d'un air dégoûté, résista à l'envie de le taquiner à nouveau et le rassura en lui jetant un sac :

« Tiens, j'ai une paire de rechange.

- Sérieux ?

- Bien sûr, assura-t-il, Tu me les rendras à la rentrée. Et comme ça, on pourra dire que j'ai fait ma B.A. de l'année !

- Merci beaucoup, mec, j'te revaudrai ça !

- J'en prends note, déclara Edouard avec un sourire en coin. »

L'autre ne releva pas. Il sortit dans les rues glaciales de la capitale, et se précipita dans une bouche de métro sans un regard pour la vieille bâtisse qu'il venait de quitter. Adrien descendit à la station Porte Dauphine et s'engagea dans l'avenue Foch. Il marcha d'un pas précipité sur les larges trottoirs, sous le ciel parisien gris et menaçant.

Le jeune homme s'arrêta devant un magnifique hôtel particulier de style néo-classique. Puis, il ouvrit un boîtier en métal, tapa un code et se rua à l'intérieur, tandis que les premières gouttes de pluie commençaient à tomber.

Sitôt arrivé, il balança ses chaussures sur le luxueux carrelage noir et blanc du vestibule. Il s'affala alors sur un grand Louis XV et agrippa d'une main, la télécommande et de l'autre, une canette de soda de la veille, qu'il se mit à siroter.

Allumant la télé, il tomba sur un match de foot. Il passa à la chaîne suivante. « Alors, Myriam ! Avez-vous la réponse ? Vous avez quinze secondes, Myriam, quinze secondes pour répondre et peut-être gagner un million d'euros ! Alors, Myriam ? braillait un présentateur dont le crâne chauve luisait sous les projecteurs. » Chaîne suivante. Un documentaire sur les dangers éventuels des ingrédients utilisés dans les boissons gazeuses. Chaîne suivante. Une série à l'eau de rose, en japonais, avec des sous-titres : « Je t'aime, Annabelle et je t'aimerais toujours, mais je ne peux pas t'épouser... »

Chaîne suivante. Billy Elliot et une juge, en gros plan, de l'école de danse qu'il veut intégrer. « Une dernière question si je puis me permettre, Billy. Qu'est-ce que ça te fait, au juste, lorsque tu danses ?

- J'sais pas. Ça me fait plutôt du bien. Au début je me sens un peu raide, mais, quand je suis lancé, alors, j'oublie tout le reste. Et... C'est comme si je disparaissais. J'éprouve comme un changement dans mon corps. Et une sorte de feu dans tout mon corps. Je suis simplement là. Je vole. Comme un oiseau. Comme de l'électricité. Oui... de l'électricité. »

L'adolescent soupira, agacé, appuya sur l'interrupteur et l'écran s'éteignit.

À ce moment précis, la sonnerie du téléphone retentit. Le garçon se leva en grognant et engagea la conversation :

« Allo... ?

- Adriiiiien ?! C'est toi, chéri ? répondit une voix stridente. »

Le jeune homme grimaça et éloigna le téléphone de son oreille, de quelques centimètres.

« Oui, c'est moi, lâcha-t-il sans enthousiasme.

- Oh my God, tu ne devineras jamais qui j'ai rencontré au supermarché aujourd'hui ! s'écria la personne à l'autre bout du fil, Attends, tu sais qui je suis, quand même ? As-tu reconnu ma voix ? »

Le danseur leva les yeux au ciel.

« Oui, Maman, je sais que c'est toi ; ton nom s'affiche sur mon portable.

- Ouf ! s'exclama-t-elle sans une once d'ironie dans sa voix, Mon chéri, j'ai eu tellement peur ! Je pensais que depuis le temps, tu aurais peut-être oublié le son de ma voix.

- Maman, tu m'as appelé le week-end dernier.

- Justement ! Ça fait plus de trois jours qu'on ne s'est pas parlé. Bref, là n'est pas la question. Hier, quand j'étais au supermarché et j'ai vu... Eva Summers ! annonça-t-elle d'une voix animée.»

Adrien se tendit à l'entente de ce nom. Cependant, ne laissant rien paraître – car il savait que sa mère adorait cette fille presque autant qu'il la détestait – le jeune homme fit mine de se réjouir de cette nouvelle et questionna d'un ton faussement enjoué :

« Ah bon ? Que devient-elle ? »

Aux dernières nouvelles, Eva aurait déménagé en Australie. Cette annonce ne lui avait pas déplu, bien au contraire, mais elle datait déjà de quelques années...

« Et bien, l'informa sa mère, Les Summers ont décidé de se réinstaller à Paris ! Il paraît qu'Eva fait une terminale S ! Je n'ai pas voulu avoir l'air indiscret, alors je n'ai pas posé trop de questions, mais elle m'a annoncé, un grand sourire aux lèvres, qu'elle prévoyait de faire des études de médecine ! Tu te rends compte, Adrien ? Elle qui dansait si bien... Une future étoile, un tel potentiel... Quel gâchis ! Médecine. »

Le danseur imaginait sans peine l'état dans lequel était sa mère, une moue dépitée contractant certainement tous les traits de son visage.

« En tous cas, je l'ai invitée à dîner samedi, avec ses parents et ses sœurs. J'espère que ton père et toi n'avez rien prévu... Ça fait tellement longtemps que nous ne sommes pas vus ! Qu'en dis-tu mon chéri ? Tu n'es pas très bavard aujourd'hui, enchaîna subitement sa mère après un bref temps d'arrêt.

- Génial, maman ; c'est juste génial, maugréa l'adolescent. »

Ne semblant pas s'apercevoir du manque d'entrain de son fils, la femme continua d'une voix angoissée :

« Surtout, n'oublie pas de te mettre sur ton trente-et-un ! Vous ne vous êtes pas vus depuis quoi, quatre ans ?

- Deux ans et demi. »

Adrien jugea bon de ne pas être plus précis. Sa mère lui aurait sûrement fait passer un interrogatoire, s'il lui avait dit que cela faisait... Adrien jeta un regard à sa main droite. XIII-IV. 13 avril. Près de deux ans et cinq mois qu'il n'avait pas vu Eva.

« Il faut que tu sois magnifique ! ordonna son interlocutrice, Eva est devenue une jeune femme exquise ; polie, charmante et soignée, tout l'opposé de ces jeunes dévergondées pleines de piercings et de tatouages qui courent de plus en plus nos rues ! Et si tu voyais la manière dont elle était habillée... Très classe, très chic ! Elle a tant de grâce naturelle, de charme... J'ai toujours dit qu'elle pourrait faire mannequin. Et dire qu'elle veut être médecin ! Mais, qui sait, peut-être parviendrons nous à la rappeler à la raison... »

La femme ne semblait pas se rendre compte qu'elle monologuait... Son fils tenta de l'interrompre, en vain :

« Maman...

- Oh mon Dieu ! continua sa mère d'une voix de plus en plus saccadée, Et moi qui ne rentre que vendredi soir ! Comment diable vais-je faire pour tout préparer ? Tu diras bien à Césarine de préparer un bon repas, bien copieux, pour nos invités, n'est-ce pas ?

- Oui, maman.

- Et préviens Sébastian, qu'il puisse passer l'aspirateur, tu seras un amour...

- Bien sûr, mais –

- Aïe, aïe, aïe, et je ne sais même pas quoi mettre ! l'interrompit-elle à nouveau, Je ne peux tout de même pas porter la robe rose que j'avais à leur garden party... Quoique, peut-être qu'ils ne s'en souviendront plus. Mais nous avions pris tant de photos ! Et il est hors de question d'utiliser le splendide ensemble noir que j'ai porté à l'enterrement de Mme la Ministre ; ce serait une faute de goût atroce. Il me faudrait quelque chose de sobre, sans être trop simple, tout en restant à la mode. »

Et elle continua à jacasser, en récitant toute sa garde-robe. Insupportable. Adrien l'écoutait d'une oreille distraite, à la fois attendant impatiemment et redoutant le moment où elle l'inclurait dans la conversation. La voix de la femme avait atteint un niveau sonore tellement élevé, que son fils avait posé le téléphone sur la table basse du salon et pouvait toujours entendre très distinctement tout ce qu'elle lui disait.

« Décidément, il ne me reste que la robe de cocktail rouge que ton père m'a offerte à Noël... A moins que je n'aille faire un peu de shopping, mais je manque cruellement de temps, murmura sa mère. Quel dilemme abominable... Adrien, chéri, qu'en penses-tu ? »

Enfin, je vais pouvoir en placer une !

« Je pense que la rouge sera très bien, maman, mais je dois vraiment y aller, je...

- Merci beaucoup, mon cœur, que ferais-je sans toi ? Mais es-tu absolument certain que ça ne fera pas too much ?

- Non, non, elle sera parfaite. Au revoir, maman.

- Et n'oublie pas de demander à Sébastian de repasser ton smoking ! lui cria-t-elle, plus fort, comme s'il était en train de s'éloigner.

- Oui oui, Maman, bisous.

- Tu as bien dit la robe rouge ? Mais quelles chaussures vais-je mettre avec elle... ? Adrien ?

- Je suis sûr que tu pourras trouver par toi-même, je te fais confiance. Je suis vraiment désolé, maman, mais je dois – »

A ce moment, son regard se posa sur le grand Klimt accroché dans le salon. L'excuse parfaite germa dans son esprit.

« Je dois aller au Musée d'Orsay. J'ai une recherche à faire sur Degas. »

Adrien sut que la partie était gagnée. Il avait touché une corde sensible.

« Sur Degas ? Mais il fallait le dire tout de suite, Adrien. Dépêche-toi, le musée ferme à 18 heures ! N'oublie pas de bien observer sa Petite Danseuse !

- Oui maman. À bientôt ! enchaîna-t-il promptement.

- Mais... Comment vais-je faire pour trouver des chaussures à temps ? gémit la femme.»

Son fils l'ignora et raccrocha, exténué. Depuis quand était-il devenu le conseiller de mode de sa mère, la célèbre costumière Hélène Fox ? La dernière fois, c'était à propos d'une nouvelle coiffure qu'elle avait voulu avoir son opinion. Et la prochaine, qu'allait-elle demander ? Les conseils lingerie de son fils ?

Adrien était à bout. Et il avait faim. L'heure était venue de commander une pizza et de re-regarder quelques épisodes de Grey's Anatomy en attendant le retour de son père…

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