2.7 Inciter à la rébellion

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Nous rentrons à la maison. Je grimace à chaque pas. Chen ne dit rien comme à son habitude. Bruce tente de comprendre comment je peux rire alors que je suis couverte de bleus. Il doute de ma santé mentale, et il a raison. Je réponds que ce combat m'a fait un bien fou et m'a vidé de toute la colère que je contiens face aux idiotes que je côtoie tous les jours.

Je rassure Bruce en me blottissant contre lui. Il n'a rien à craindre de moi. Je ne lui ferai jamais de mal. Bruce est trop gentil. Je sais que jamais il ne m'attaquera. C'est mon ami. Je cognerai toutes celles qui lui voudront du mal. Je lui promets de lui apprendre à se battre comme je le fais pour Chen, afin qu'il sache se défendre.

Bruce me demande pourquoi je leur enseigne cela vu que visiblement, je n'ai pas besoin d'être protégée. Certaines femmes sont vraiment mauvaises et je veux qu'ils apprennent à se défendre puisque je ne peux être avec eux vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De plus, en tant que mecs de l'Alpha, ils risquent d'être attaqués par les rebelles afin de me faire du mal.

Bruce et Chen restent silencieux. Je sais pertinemment qu'ils font partie de la rébellion. Je m'amuse à les taquiner. Les rebelles n'ont jamais fait de mal à qui que ce soit. Au pire, ils ont ligoté des Deltas pour leur voler informations, nourriture, reproducteurs ou Zêtas. Les femmes ont été quittes pour une belle frayeur. La seule qu'ils ont kidnappée, c'était parce qu'ils avaient peur que quelqu'un ne cherche à la tuer. Ils l'ont relâchée très vite quand j'ai garanti sa sécurité.

Les rebelles ne sont pas une menace pour moi. Mes sœurs espionnes considèrent elles aussi que les rebelles cherchent à protéger la vie. Nanou m'a confirmé qu'Igor, le chef des rebelles, Irène sa compagne et leurs deux fils sont des gens biens et respectueux, profondément pacifiques. Je suis même heureuse que Chen et Bruce fassent partie de la rébellion.

Si jamais il m'arrive quelque chose, ils auront des gens qui les protégeront. J'aimerai tellement leur dire combien je tiens à eux et souhaite qu'ils soient en sécurité. Mais je ne peux pas pour l'instant, tant que je ne suis pas Suprême et n'ai pas éliminé les femmes dangereuses.

En boitant, soutenu par un Bruce inquiet et par un Chen surpris, je parviens à rentrer à mon domicile panser mes plaies. Tandis que Chen m'aide à me désinfecter, je reçois un message de Keira. On vient de lui proposer le poste tant convoité. Notre plan se déroule sans accroc.

Sa réussite vaut bien quelques bleus. Surtout que j'en profite pour me faire chouchouter par mon compagnon. Ces moments-là sont de plus en plus rares. Chen s'éloigne, il continue de faire des cauchemars la nuit et cela empêche sa guérison.

J'ai questionné Bruce pour savoir si je pouvais faire quelque chose, même lui ignore ce qui est arrivé à Chen. Mon compagnon se mure dans un silence dès que le sujet est évoqué. Chen est fort, physiquement et mentalement. Il a dû recevoir plus que des coups et des injures pour être dans un tel état.

Je lui ai proposé d'aller voir une spécialiste pour évoquer son traumatisme, Chen refuse catégoriquement. Bruce me confirme que je suis la seule femelle que Chen tolère, mon compagnon est traumatisé et rien ne peut l'aider. J'enrage. Je fais diminuer par deux la maigre ration de nourriture de ma génitrice Cassandra.

**

C'est bientôt la belle saison. Je dois travailler sur des plans de bâtiment avec les deux jeunes architectes, alors je les ai invitées avec leurs compagnons à manger à la maison. Je suis devenue amie avec les deux jeunes filles. Elles sont venues avec une autre amie avocate et son compagnon.

C'est une Delta qui m'aide beaucoup dans mes projets et me soumet régulièrement des améliorations ou des soucis à corriger. C'est une bonne conseillère. Je l'apprécie beaucoup même en dehors du travail. Elle est cultivée, réfléchie et d'un calme olympien.

Elle a bien du courage à me supporter dans le travail. Je suis une emmerdeuse qui n'arrête pas de râler. Je le reconnais volontiers et en blague librement avec les filles.

Je profite que nous soyons tranquilles chez moi pour les inciter à se méfier des personnes avec qui elles parlent. J'évoque la rébellion et également des Deltas qui ne me sont pas fidèles et envoient des informations aux autres États. Les filles me suivent sans poser de questions dans mon rêve d'un monde plus juste. L'avocate est même une de mes informatrices. Nous bavardons toutes les quatre sans filtre.

Nous entendons des rires et tournons la tête. J'ai acheté aux garçons un beau barbecue neuf. Les hommes font griller des saucisses et des entrecôtes pendant que nous discutons. L'odeur de la viande qui cuit nous fait tous saliver. Les cinq garçons sont heureux et se taquinent. Ils se chamaillent bruyamment. Ça fait plaisir à voir. C'est un petit moment de bonheur qui était si rare. J'espère qu'il y en aura encore des tonnes d'autres.

Nous bavardons entre filles, cela va faire huit mois que je suis en poste. Si le bien-être général est en hausse, les traitements contre la dépression et le taux de suicide en baisse, je n'ai toujours pas réussi à remonter la courbe de natalité. Toujours aucune naissance ni aucune femme enceinte.

Dans quatre mois, je vais devoir rendre des comptes aux autres Alphas. Je me doutais bien que les naissances n'allaient pas exploser. Les hommes sont trop malheureux et en colère. Ils ont besoin de temps pour cicatriser. Ils ne sont pas prêts à accepter leur rôle de reproduction.

Je blague avec mes amies. Elles ont quasiment huit ans de plus que moi. Je leur demande ce qu'elles font avec leurs compagnons et pourquoi aucune des trois n'est enceinte. Gentiment, je les gronde sur leur devoir de procréation pour plaisanter et menace de leur envoyer des livres explicatifs. Je les pousse à me parler sur fond de plaisanterie.

On a beau rigoler, elles ont l'honnêteté d'être franches. C'est aussi pour ça que je les apprécie. Leurs compagnons, bien que traités avec respect, sont réfractaires aux enfants pour le moment. Ils craignent de devoir quitter leurs si douces compagnes. Ils voudraient voir leurs enfants grandir et surtout, ils ont peur d'avoir un fils qui serait un esclave.

Elles les aiment et ne veulent pas les forcer. Cela fait vingt-cinq ans que la population est opprimée. Les filles et leurs compagnons ont été les premiers à être séparés de leurs parents. Ne pas savoir d'où on vient, ça n'aide pas à vouloir se créer un futur.

En plus, si dans quatre mois, je me fais débouter par les Alpha, on va peut-être revenir à un système répressif. Comment envisager de faire un enfant si demain, on risque de leur reprendre et de faire de leurs fils ou leurs filles des esclaves, d'obliger leurs compagnons qu'elles aiment à les quitter pour une autre.

Les garçons nous ont rejoints avec les victuailles. Ils ont entendu la fin de notre discussion et n'osent pas trop parler. Je leur demande leur avis. Si leurs compagnes voulaient un enfant, qu'est ce qui les empêcherait de les rendre heureuses ? Les réponses sont similaires. Dans quatre mois, tout peut redevenir comme avant.

Le compagnon de l'avocate me montre son bracelet. J'ai beau avoir passé le minimum à un il y a deux semaines, cela reste une entrave, une marque d'esclave. Ils peuvent toujours être électrocutés. Même si c'est pour la sécurité des femmes, une entrave reste une entrave. Il a raison.

Je ne peux pas enlever toutes les entraves sans mettre en danger les femmes. Les hommes sont trop en colère pour le moment. Le maintien d'une entrave empêche aux hommes d'accéder au plein bonheur, à une vraie liberté. Les hommes Libres sont rares. Très peu ont su faire deux enfants. Un si faible nombre a accepté de faire deux enfants. Quasiment aucun homme n'a accepté de faire même un enfant depuis vingt-cinq ans.

Ce constat me navre. Je ne sais pas quoi faire. Comment réparer des années de tyrannie en moins d'un an ? C'est impossible. Hommes et femmes ont trop souffert. Cassandra a été le grain de sable qui a enrayé la machine. Son comportement extrême a poussé à bout tout le peuple et la peur est devenue le quotidien, empêchant d'entrevoir le bonheur quand celui-ci se présente.

Tant que je ne suis pas Suprême, je ne peux pas faire évoluer les choses. Déborah n'aura pas les épaules pour effectuer un tel changement. Pour cet État, il faut que je pérennise mon poste d'Alpha. Pour le monde, je dois devenir Suprême et tuer ma grand-mère et son réseau de délatrices. Toutes ces choses vont être bien plus compliquées qu'il n'y paraît.

Sans dévoiler à mes amies tout ce que je sais, je leur parle que des personnes influentes veulent ma destitution. Je leur dis que si une telle chose arrive, elles devront en tant que proche de moi, choisir entre subir des représailles ou se rebeller contre la nouvelle Alpha qui les dirigera.

Je les incite à penser à se protéger. Je leur révèle que d'après mes informations, les rebelles sont des gens biens cherchant à veiller sur les opprimés et qu'ils ne sont pas responsables des meurtres de Deltas qui ont eu lieu un an avant mon accession au poste d'Alpha.

Les compagnons de mes amies s'étonnent de mes propos. Je viens clairement de leur dire de rejoindre la rébellion si quelque chose devait m'arriver. Je fais mine d'avoir juste les idées noires. J'insiste sur mon inquiétude pour eux, je prétexte un mauvais pressentiment, une menace. Mes amies s'inquiètent pour moi et tentent de me rassurer. Elles aussi ne sont pas en paix.

J'ai planté ma graine de protection dans leur tête. Je sais qu'ils garderont tous mes paroles dans un coin de leur esprit. Je sais que Bruce et Chen feront en sorte de les présenter à la rébellion si besoin. C'est important qu'elles sachent où trouver refuge si besoin. L'avocate est celle qui risque le plus gros, étant une de mes fidèles informatrices.

Si les espionnes ou pire les délatrices viennent à savoir que je me suis créée en moins d'un an un troisième réseau d'informations, presque aussi étendue que les deux autres dans l'État 34 et commençant à se placer dans d'autres États, elles feront une attaque. Je ne peux faire confiance à personne. Même pas à Nanou et Keira. Je recoupe les informations des trois réseaux pour savoir la vérité.

Je deviens parfois folle avec mon histoire. Ma grand mère a constitué je ne sais comment et dès sa jeunesse un réseau de jeunes femmes, les premières délatrices. Elle a su que par ce biais, elle finirait un jour par surveiller le monde entier. Dès le départ, son but était de devenir la dictatrice du monde et patiemment, elle place ses pions un à un.

Elle a éduqué sa fille Cassandra dans cette optique et le jour où celle ci est devenue Alpha, un second réseau d'espionnes est né. Cassandra ignorait l'existence du premier. En dissimulant ses centres de formation d'espionnes parmi ceux de soldats endoctrinées, une de ses idées, elle créa la toile d'espionnes qui est à l'origine de mon éducation. Cassandra plaça en vingt-cinq ans un très grand nombre de femmes dans le monde entier et assura un bon retour d'informations.

Ma grand-mère ayant une seconde source d'informations et gangrenant le réseau de sa propre fille, s'assura une suprématie. Quand Cassandra me plaça, moi sa fille, dans un de ces centres, ma grand-mère décida de me surveiller et de confier mon éducation une des ses servantes les plus fidèles, mon ex formatrice au combat.

J'ai trouvé des éléments étranges dans les ordinateurs de Cassandra. Elle se méfiait des espionnes et des petites choses me laissent croire qu'elle discutait directement avec ma grand-mère. Des mails ont été effacés et écrasés à plusieurs reprises pour ne plus être utilisables. Cassandra savait que sa fille, moi, était élevée pour devenir une espionne qui servirait directement notre ascendante.

Ma génitrice pensait être sous surveillance et à juste titre. Elle dissimulait des informations aux espionnes, voulant elle aussi devenir l'Impératrice du monde. Espérons pour l'humanité que je n'ai pas hérité du gêne de salope absolue, vu ma généalogie merdique, mon sale caractère est une goutte d'eau dans un océan de défauts insurmontables.

Ayant eu confirmation via les mails échangés que Cassandra était bien la fille de la future régente totalitaire, je me suis renseignée sur les arbres généalogiques des Alphas et à ma grande surprise, cette donnée n'était pas disponible. Cassandra ne nomme jamais sa mère dans ses courriers, et officiellement, elle est orpheline d'après les documents de cet État. C'est invraisemblable.

Une chose est sûre, c'est que j'ai moi aussi mon propre réseau, ce qui m'a permis d'identifier des espionnes suspectes ou des femmes à de hauts postes qui ne semblent pas très claires. Déborah elle-même est surveillée par une espionne, son bras droit. Cependant, pour avoir pirater personnellement l'ordinateur de la Suprême, je sais que son bras droit n'est pas une source fiable. Elle ne fait pas remonter toutes les données. Je soupçonne la jeune femme d'être une délatrice ou bien de se faire court-circuiter ses rapports par une délatrice.

Dépatouiller ce méli-mélo a tendance à me mettre les nerfs en pelote. Ma diplomatie ne s'arrange pas. Les données en ma possession me confirment que le coup d'Etat projeté par Cassandra est toujours en place. Je n'ai aucune preuve, juste mon instinct qui me dit que ma grand-mère a repris les rênes du complot sans m'en informer.

Les délatrices sont peut-être dupes, pas ce monstre qui envisage de s'en prendre à moi. Je dois absolument la démasquer pour arriver à mes fins. Je vais avoir besoin d'aide et pourtant, je ne peux compter sur personne. Keira qui vient d'arriver auprès d'Alpha Sophie va peut être m'aider à y voir plus clair. Je soupçonne la Vice Suprême d'être fortement impliquée dans la machination qui se trame dans mon dos. Keira est douée et je suis intimement convaincue qu'elle n'est pas une délatrice, elle aime et respecte trop la vie. Ses informations seront fiables.

La colère m'envahit peu à peu quand je réfléchis trop à tous les plans machiavéliques qui se montent depuis des années. J'ai surtout un mal de crâne et un début de folie à force de gérer quatre identités. L'Alpha publique, la sœur espionne, la petite fille délatrice et ma véritable personne, une justicière suicidaire.

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