Génocide

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Dans mon pays, la justice n'est pas aveugle. Elle voit les couleurs comme un putain de prédateur.

Elle les voit et elle a ses préférences.

Blanche de préférence.

Dans mon pays, l'égalité est un joli mot. Ecrit sur tous les documents officiels.

Un joli mot qui sonne vide et creux.

La couleur crée l'égalité.

Dans mon pays, un jour la guerre est venue.

Les ethnies contre les ethnies.

Manipulées par les Blancs.

L'une d'elle l'emporta.

Mais à quel prix ?

Il y a dans ce monde des voix qui se sont tues mais leurs cadavres parlent encore et racontent une histoire terrible.

" Machette !, fit l'inspecteur fantôme.

- Machette !, répéta le lieutenant Lyster.

- Machette !, approuva Adrien Maillard.

- Et maintenant ?, reprit le jeune policier en regardant sa collègue et petite amie.

- Maintenant, il faut comprendre ce qu'il s'est passé, répondit l'inspecteur décédé.

- Tout juste !," ajouta Lyster.

Adrien ne comprit pas et Lyster l'embrassa sur la bouche.

" Identité du mort ?, demanda le lieutenant.

- M. José Uwimana. Né à Kigali au Rwanda en 1964."

L'inspecteur releva la tête et ses yeux brûlèrent en regardant sa collègue :

" Quelle ethnie ?"

Lyster posa la même question à Adrien et le policier répondit :

" Aucune idée. Ce n'est pas stipulé sur son dossier.

- Si c'est un Hutu, cela change la donne, murmura le fantôme dans l'oreille de sa collègue.

- Une vengeance ? Mais si c'est un Tutsi ?

- Un meurtre lié au génocide de 1994 tout de même."

Dans mon pays, il y a des clans appelés ubwoko.

Les blancs parlent d'ethnies, c'est plus facile à comprendre pour eux.

Mais ce n'est pas vraiment ça.

Dans mon pays, il y a trois clans : les Tutsi, les Hutu et les Twa.

Certains clans sont dominés par des Hutu, d'autres par des Tutsi.

Parler de haine ancestrale est une façon de résumer les choses bien éloignée de la réalité.

Dans mon pays, les clans parlent la même langue : le kinyarwanda, et ils ont les mêmes coutumes.

On se marie et les clans se mêlent.

On a la même foi ancestrale en un dieu unique Imana.

La colonisation a brouillé les cartes mais elle ne fut pas la seule cause de la guerre.

" M. José Uwimana, répéta l'ambassadeur du Rwanda en poste à Paris. Un honnête ressortissant du Rwanda, venu ici pour finir sa vie avec l'accord du gouvernement français.

- Il a été assassiné, monsieur l'ambassadeur, fit Lyster, prudemment et poliment.

- Oui, je comprends ce que vous pensez. Je ne sais pas.

- Hutu ou Tutsi ?," demanda Lyster.

Les yeux de l'ambassadeur se firent durs et pointus.

" Nous avons dépassé ces notions désuètes, lieutenant et...

- S'il vous plaît, il a été assassiné à coups de machette.

- M. José Uwimana est un ancien membre de la milice Interahamwe.

- Il a participé à des massacres de Tutsi ?"

Nouveau silence de la part de l'ambassadeur qui avoua du bout des lèvres :

" Comme beaucoup de gens. Il n'y a pas que des Tutsi qui ont été assassinés, des Twa et des Hutu l'ont été aussi. Mais c'est un génocide de Tutsi qui a été perpétré. Nous le déplorons toujours.

- Juste... Hutu ou Tutsi ?

- Hutu. C'est une milice de Hutu créée par le parti du président Juvénal Habyarimana. Le président qui a été assassiné dans un attentat et dont la mort provoqua les massacres."

Lyster se sentit stupide de ne pas savoir, mais l'ambassadeur sourit tristement.

" On oublie et on ne sait pas. Surtout chez les Européens."

Dans mon pays, les clans vivaient dans une paix toute relative.

Alors qu'est-ce qui a changé ?

La colonisation a joué son rôle dans la haine.

Mais elle ne fut pas la seule.

Dans mon pays, un jour, ce fut des massacres.

800 000 à 1 000 000 de morts.

Hutu contre Tutsi. Tutsi contre Hutu. Et les Twa.

Qui a manipulé l'opinion ?

Il y a dans ce monde des voix qui se sont tues mais leurs cadavres parlent encore et racontent une histoire terrible.

Qui n'a pas vu les rangs de crânes et ne s'est pas posé de questions ?

" Du 7 avril au 15 juillet 1994 eurent lieu les massacres, on compte entre 800 000 et 1 million de morts Tutsi, commis par les Hutus, s'écria Lyster.

- Mais ils ne furent pas les seuls à agir, rappela Adrien. L'Afrique est plus complexe que ce que nous enseignent les journaux. On résume et on vulgarise.

- Il y eut l'assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana qui provoqua les émeutes puis les massacres suivirent.

- J'ai connu tant de massacres et de génocides, lança tout à coup le policier qui avait vécu trop longtemps et trop seul.

- Oui, Ghost ?, fit sans réfléchir la jeune femme.

- Il y eut les massacres de la Révolution, la Vendée martyrisée. Il y eut les massacres des Indiens d'Amérique et les massacres des peuples d'Afrique, il y eut le massacre des Aborigènes d'Australie... Et ce ne fut que de mon temps."

Lentement, Lyster se leva et s'approcha de son ami, ne sachant comment l'apaiser.

" Puis il y eut les massacres du XXe siècle et la naissance de ce mot "génocide". Arméniens ? Juifs ? Tsiganes ? Le Bangladesh ? La Birmanie ? Les Tusti au Rwanda ? Le Guatemala ? Le massacre de Srebrenica ? Le Darfour ?"

La jeune femme posa sa main sur l'épaule glacée et ressentit la morsure du froid avec acuité.

" J'ai trop vécu et je ne veux plus.

- Si je pouvais t'aider...

- Que se passe-t-il, Sylvie ?," fit la voix angoissée d'Adrien Maillard.

Et le lieutenant se souvint de la présence de son collègue et fiancé. Elle sourit maladroitement et rétorqua :

" Je réfléchissais à ce qui avait pu tuer notre homme. Je ne vois que son passé pour le rattraper.

- Une vengeance ?, fit Adrien, mal rassuré.

- Oui, ce doit être ça, affirma l'inspecteur décédé et fatigué de l'être. Cherchons parmi les gens venus du Rwanda durant les massacres se réfugier en France."

" Dans mon pays, j'ai vu les massacres et la guerre. Des frères contre des frères. Des voisins contre des voisins. Puis les milices sont arrivées. Elles sont entrées dans mon village et ont tué. Une nuit de massacre et de folie meurtrière. Mon fils de trois ans a été découpé vivant et j'ai été laissée pour morte après avoir été violée."

Lyster ne disait rien.

Adrien Maillard ne disait rien.

L'inspecteur mort ne disait rien.

Devant eux était assise une femme, vieille et noire. Digne et déterminée.

" J'avais dix-huit ans lorsqu'ils sont venus. Ce sont des humanitaires qui m'ont trouvée et soignée.

- José Uwimana était parmi les soldats ?, murmura doucement Lyster.

- Il était le chef de cette escouade. Il a personnellement violé et tué. Il a laissé faire.

- Il n'a pas été condamné ?, reprit Adrien, choqué.

- Bienvenue en Afrique, sourit tristement la femme. Tout est négociable.

- NON !, claqua Adrien Maillard. Il faut porter plainte et faire condamner les coupables."

" Il y eut tant de massacres, murmura l'inspecteur fantôme et si peu de justice...

- Oui, fit la femme, comme si elle avait entendu l'inspecteur. Alors, on peut rendre justice soi-même.

- Non ! Jamais ! Ce n'est pas à l'homme de rendre justice !"

La femme leva les yeux et contempla la chaise vide.

Dans laquelle était assis l'inspecteur.

" Il y a plusieurs justices. Et lorsque les voix crient en vain...il y a la Justice ! Il y a dans ce monde des voix qui se sont tues mais leurs cadavres parlent encore et racontent une histoire terrible.

- Alors, il faut faire parler les voix !, claqua l'inspecteur.

- Encore faut-il les entendre, inspecteur ! J'ai rendu justice, à vous de rendre la vôtre."

Qui n'a pas vu les rangs de crânes et ne s'est pas posé de questions ?

" Les Larmes du Soleil ?

- Un des plus grands rôles de Bruce Willis, expliqua Lyster à son collègue décédé.

- Et Adrien ?

- Il arrive plus tard. Il a compris que j'avais besoin de temps pour moi.

- Pour nous ?

- Oui. Pour nous, Ghost."

La main du policier mort saisit celle de la policière vivante et ce fut une douleur partagée.

Le froid brûlant contre le chaud incendiaire.

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