I - Au-delà du vide - 9/9

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 Le destin semble vouloir chasser l'angoisse de leurs têtes ; la vigie crie, le Flutârd fait signe : l'objectif est en vue. Un poste ; un homme, trois instants plus tard, les vaisseaux sont prêts à être gouvernés. La concentration est forte, au bout de leur témérité : une des îles centrales. De taille moyenne, elle possède une vaste clairière, parfaite pour faire halte. Elle est choisie avec soin, car de surcroit, un bois touffu auréole les berges de l'île. Même si la région est inhabitée, il n'y a jamais de précaution excessive. Comme sur d'autres bois de la région, des séquoia géants, plus que centenaires, trône à la lisière du bois. L'un d'eux dissimule un havre. Les branches robustes abritent et supportent une cabane aux allures de palais sylvestre ; la structure arborescente offre une couronne digne pour ce géant.

 Ancienne cache de brigands et de contrebandiers, relativement discrète derrière les permanentes aiguilles du conifère, elle fût pourtant découverte par les musiciens libres du Flutârd et rénovée du sol au plafond. Tout juste les dirigeables posés, les équipages investissent le repaire, abandonné quelques jours plus tôt. Les draps sont frais. Les murs, les portes, les fenêtres — pas même les angles droits — rien n'est d'équerre, l'architecture s'adapte. Organique dans sa géométrie, la structure porteuse s'ajuste à un support vivant, en extension au fil des ans ; ou plutôt, on l'ajuste tant bien que mal les écarts entre l'arbre et les poutres. La demeure est grande, il y a profusion d'autres salles, d'autres salons, d'autres chambres et de cuisines pour loger les membres de l'Escapade. Pourtant les chambrés décident souvent de mélanger les deux équipages. Avec la promiscuité, on opte pour de petits groupes et l'on profite de nouvelles tête et de nouvelles conversations. Dehors, on dégonfle le ballon, on démonte les structures rigides et la coque nue est attachée avec cordages et pieux.

 On entrepose la toile des ballons, les voiles et surtout le magot : ces amoncellements d'or, de pierreries et d'articles de luxe dans les salles encore vides. C'est des volumes considérables qui emplissent le palais de bois aux formes, toitures, escaliers et couloirs improbables, et pourtant le gaillard perché semble toujours capable d'accueillir un hypothétique troisième vaisseau de flibustiers. Sitôt le magot déchargé, la pluie se fait entendre sur les mansardes. La tempête revient. Clapotis léger un premier lieu, les gouttes forment bientôt un vacarme. Les rafales sont moins violentes qu'attendu. Les branches craques et grincent, les oreilles attentives des bûcherons du village, le confirment : il n'y a pas à craindre une rupture. Hélas, l'eau ne cesse d'arriver, elle envahit le champ de vision, elle est partout. Si le palais de bois demeure sec, l'île semble sombrer dans le lac. Inéluctablement, les flots submergent les deux coques ; trois forcenées, dans une barque, brave le déluge.

 Marius et Joe, accompagnés par l'un des mécaniciens du Flutârd, porte leur petite embarcation vers L'Escapade, un jeune garçon du village écope tant le déluge est virulent. Ensemble, il se dirige vers une salle des machines déjà à moitié inondée. Ils noient ensemble les moteurs d'huile, graisse grossièrement les mécanismes sensibles : il faut protéger le métal de la corrosion. Après avoir fait de même avec l'autre vaisseau, ils prennent le chemin du retour.

 Une souche sous un talus surélevé attire leurs regards. Le clapotis et les vaguelettes ondulantes du lac arrivent à peine à son sommet, et pourtant, un torrent s'y engouffre goulûment, l'eau disparaît à travers le sol.

 Ils débarquent et à l'aide d'une pelle, soulève une souche massive, celle d'un séquoia, c'est là que l'eau semble pointer. Un passage secret se dévoile en dessous, la souche bascule aisément, et pour cause, une charnière relie les racines de l'arbre à une maçonnerie finement ouvragée. La mousse naturelle clos le joint, assurant une parfaite invisibilité, et sans cet indice : il est invraisemblable de déceler l'endroit.

 Un tunnel vertical s'enfonce, une échelle rouillée invite à poursuivre le chemin. Joe l'impétueux tente l'exploration, il n'y voit rien, glisse plusieurs fois, et finit par perdre une botte quand sa jambe plonge dans l'eau. Son pied est trempé, l'accès est inondé, pas moyen de poursuivre. C'est un trio déçu qui rentre après un fugasse éclair d'enthousiasme. La maison est endormie, exception faite du voyageur.

  Depuis sa chambrée, il a tout vu de l'action menée. Il scrute, méfiant et avide de connaissance, l'embouchure découverte. Après deux jours tendus de quasi-insomnie, la contemplation des reflets du palais à l'architecture végétale, suspendu au-dessus de l'eau, forme une image semblable aux lueurs d'une cité lagunaire perdue au milieu de l'océan. Cela lui rapelle sa cité natale, et ce spectacle onirique le plonge dans une torpeur nocturne sublime. Ses rêveries éveillées lui font discerner deux formes humanoïdes, ornant des scaphandres atypiques, surgissant des profondeurs aqueuse. Ils portent à quatre bras une silhouette féminine drapée et masquée. Sous les cordes tombantes, le métal oxydé renvoi pâlement les lueurs des quelques chambres éveillées. Il se croit la victime de ses angoisses chimériques devenues illusions.

 Face à l'hallucination, il se force à dormir avant de perdre l'esprit comme un matelot prétentieux ; vantard au point de commettre l'erreur d'une troisième nuit blanche. Malgré sa vision inquiétante, il parvient à dormir prestement. L'ondée extérieur, constante et vive, le berce, il rêve à propos d'anciennes légendes, celles narrant l'existence d'un peuple vivant au-dessous des nuages.

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